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Benoît Delépine • Réalisateur

Après s'être coltiné une quantité improbable d'interviews en un temps record, récompense cannoise oblige, Benoît Delépine est tout de même parvenu à traîner sa carcasse jusqu'en Belgique, perdant cependant en route son acolyte co-réalisateur, privé de promo par sa moitié pour cause de légère déconnade sur la croisette. C'est le regard embrumé, caché sous une paire de lunettes de soleil que le cinéaste se plie pourtant volontiers une énième fois à l'exercice.

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Cinergie : Que peux-tu nous dire de la genèse du film ? 

Benoît Delépine : On est parti avec la volonté de le faire avec Benoît Poelvoorde parce que lors du dernier jour de tournage de Mammuth, on s'était vraiment marré. Il avait une apparition dans le film et on a tellement rigolé qu'en rentrant chez moi, je l'ai appelé, et lui ai dit : « Bon, écoute, on n’a pas le sujet, mais le prochain, on le fait avec toi ». On lui avait même dit de réserver son temps deux ans après pour au moins un mois de tournage et donc on cherchait une idée, mais avec un personnage qui colle avec la personnalité de Ben, qui le représente bien. En réfléchissant à tout ça, on en est arrivé à se poser la question « Que serait Diogène aujourd'hui ? » C'est un personnage philosophique de l'Antiquité qui nous fascine. C'est une espèce de libertaire total, un homme qui vivait nu dans un tonneau, qui disait la vérité aux autres toute la journée, se masturbait en place publique, traînait un poisson mort, enfin bref, tout ce qui va avec. « Aujourd’hui, Diogène serait un punk à chien ! » Les punks à chiens ce sont des personnages extraordinaires, c'est même pour moi plus intéressant que le punk ou la « punkitude » en général. Le punk à chien, c'est quelqu'un, un jeune souvent, qui est en rupture de banc, qui en a marre de sa famille, de la société, qui s'en va avec un chien qui lui sert à la fois d'ami, de protecteur et de compagnie. En tout cas, et grâce à ça, il traverse la vie comme certains traversent l'Atlantique avec un bateau. Ils ont une vie totalement aventureuse et risquée. On avait appris à les connaître lors du festival du film grolandais à Quend, qui était quasiment devenu le festival mondial du punk à chien en très peu de temps. C'est comme ça que s'est imposé le personnage de Not.

C. : Mais les punks de quarante balais, ça ne court pas les rues.
B.D : Voilà, c'est pour ça qu'on l'a intronisé plus vieux punk à chien d’Europe, parce qu'on sait bien que ce n’est pas possible : tu tiens pas jusqu'à cet âge-là. C'est trop crevant. Tenir un an, c'est déjà un enfer, alors en tenir vingt, faut vraiment en vouloir. Il a une philosophie personnelle assez au point, notre personnage principal.

C. : C'est donc un personnage fort...
B.D : Ah il est fort, Not ! Il est vraiment fort, vraiment libre. Dans tous les conseils qu'il donne à son frère dans une mauvaise passe, c'est ça. Pour durer, il faut s'économiser, il faut vivre dans l'instant, pas avoir de projet parce qu'on est toujours déçu etc. C'est prendre conscience de la réalité, mais en même temps, sans tomber dans l'alcool totalement, parce que sinon tu tiens pas. Mais il picole quand même un peu pour tenir. Enfin, voilà, il faut pas trop picoler sinon tu tiens pas. C'est problématique...

C. : Et à l'inverse Dupontel...
B. D. : Dupontel totalement intégré, totalement dans la société. Totalement « sarkozyste », totalement dans la volonté de réussir. Ce qui fait que même quand il est à la rue et que son frère le fait punk, il ne peut s’empêcher de faire du zèle, d'en faire plus, d'aller plus haut encore. Il veut faire la révolution, mais c'est un nouveau challenge. Avant, il voulait être l'employé du mois, maintenant, il veut être le punk du mois. Alors que son frère non, Not, lui, a trouvé un équilibre personnel. Très fragile, certes, n'empêche qu'il est là. S’il y a un truc que j'adore dans cette histoire, c'est que Brigitte Fontaine - qui joue la maman des deux frères -, elle est super fière de son fils Not. Lui, au moins, il a réussi. T'as déjà vu une mère qui est fière de son fils SDF ? Bah elle, ouais ! Parce qu'il est réellement libre, réellement indépendant, qu'il a trouvé son équilibre. Alors que son deuxième fils, elle le trouve à côté de la plaque.

C. : Et quand ces deux-là se lancent dans une cause commune, ils ne trouvent personne à fédérer, ni personne pour s'opposer à eux.
B. D. : Une espèce d'indifférence générale. Mais c'est complètement con de vouloir faire la révolution dans un supermarché. C'est vraiment le moment où on pense à tout, sauf à ça. C'est vraiment pas un bon endroit pour allumer le feu, c'est une fausse bonne idée. Je veux dire… Il n’y a plus personne dans les usines, plus personnes dans les églises, plus personne nulle part, le seul endroit où il y a du monde, c'est les hypermarchés, sauf que c'est le dernier endroit où il faut essayer de motiver les gens. C'est une gaffe suprême. À la limite dans la rue, dans un rassemblement public, tu peux, peut-être, essayer de réveiller les gens. Mais dans un hypermarché, tout est fait pour t'endormir, dans l'esthétique, dans les couleurs, dans la mise en place, tout est fait pour t’amener à acheter, mais pas à te rebeller. La manipulation est super bien foutue.

C. : Plus besoin de matraques, il suffit d'endormir les gens.
B.D : Exactement. Mais d'ailleurs j'y pense, c'est vrai qu'on n’a jamais vu beaucoup de clochards ou de punks à chien dans les hypermarchés : c'est rarissime. Déjà, c'est à l'extérieur des villes donc faut quand même y aller…

C. : Et puis c'est un espace totalement singulier.
B.D : Et c'est au moins à cinq, dix kilomètres. C'est un monde à part. Si tu n’as pas de bagnole, laisse tomber. Tu vois très peu de gens qui marchent au bord d'une nationale pour aller à l'hypermarché et les punks à chien, a priori, n'ont pas de voiture.

C. : Un monde où il n'y a quasiment plus d'interaction. Chacun pousse son caddy et ne communique plus.
B.D : Dans notre film, on a essayé de bien le montrer. Il se focalise principalement sur les deux frères, un peu sur la famille, c'est pour ça qu'il y a moins de communication avec l'environnement et d'autres gens. Nous, on a voulu vraiment voir comment ces deux frères, que tout séparait, finissent par se rapprocher. C'est effectivement un film sur la fraternité qui va jusqu'à l'amour un peu familial. Mais pour le reste, c'est vrai qu'il n’y a pas trop de communication avec d'autres gens, mais ça reste quand même donquichottesque, des suites de tableaux, de rencontres qui renforcent leur fraternité.

C. : Vous êtes de plus en plus bavards dans vos films...
B.D : C'est surtout qu'on ne veut pas trop se répéter, même si notre cinéma c'est quasiment à chaque fois la même histoire : des gens qui se libèrent, par l'amour, la fraternité, l'art. Des gens qui laissent tomber leurs oripeaux, et, confrontés à la machine de guerre actuelle, arrivent à s'en sortir par l'aspiration. Si on avait toujours fait des films en noir et blanc et toujours à la limite du muet, on en aurait eu marre. On fait des films pour s'amuser, pour vivre de grands moments, aussi bien à l'écriture qu'au tournage. C'est des moments où l'on a envie de faire de nouvelles rencontres, de vivre un tournage comme une aventure. Ça nous a amené à faire un film plus bavard, alors qu'a priori, on déteste ça. Je trouve que Benoît est vraiment super bon dans le verbe, et c'est quand même important de le mettre en avant. Deux mois avant le tournage, tout a failli s'effondrer à cause d'une connerie, un truc toujours dû à l'alcool. On s'est dit « Qui on va mettre à la place ? » À un moment, on a pensé le jouer nous-mêmes. Mais non, parce qu'on aurait fait un Aaltra bis. On n'a pas du tout la même façon d'être qu'eux, on n'a pas la même facilité dans la parole. C'est aussi pour ça que nos deux premiers films étaient à la limite du muet. On n'est pas des acteurs formidables, donc, à part garder une certaine forme de dignité dans le silence, on ne peut pas faire énormément de choses. On aurait fait un autre film si on l'avait joué tous les deux, ça aurait été beaucoup moins parlant, et ce faisant, on se serait rapproché d'Aaltra. Heureusement, ils ont fini par revenir sur le film tous les deux.

C. : Ils participent de cette petite clique que l'on retrouve dans vos films. C'est important pour vous de vous entourer de gens qui vous ressemblent ?
B.D :
C'est vachement important ! À chaque fois, on écrit les choses pour des gens. Mammuth, on l'avait écrit pour Depardieu. S'il nous avait dit non, on n’aurait pas écrit ce film-là, mais un autre. Là, c'est pareil. Benoît, on n'avait pas encore écrit, on lui a dit : « le plus vieux punk à chien d’Europe, ça te plaît ? » Il nous a tout de suite répondu oui. On le fait vraiment pour des gens, à la limite, le reste a moins d’importance. C'est pour eux, pour les voir au mieux d'eux-mêmes, pour les magnifier… parce que ce sont des gens qu'on adore. Là, je parle des deux acteurs principaux parce qu'Albert, c'est la même chose, on a inventé cette histoire à deux parce qu'on les voulait sur le film. Pour les autres, les moins connus, c'est pareil. Ce sont des rencontres qu'on a faites dans le passé ou des envies de rencontrer certaines personnes qu'on ne connaît pas.

Il y a beaucoup de choses qui ont sauté au montage. En particulier tout un crochet qui se passait dans les vignobles bordelais où Not avait l'impression de retrouver son vrai père joué par Barbet Schroeder. On était vraiment content de tourner avec lui, on avait juste envie de vivre un bon moment avec certains êtres humains. C'est ce qu'on fait tous les deux ans : c'est ça qui nous plaît, plus que le fait de faire des films.

C : Pour finir, si tu avais un message personnel à faire passer, une solution à proposer au bordel ambiant, est-ce que ce serait aussi balancer un ballot de paille enflammé ?B.D : Alors, le ballot de paille en feu à la fin, c'était un résidu de l'une des fins possibles, que l'on a tourné, où il foutait le feu à l'ensemble de la zone commerciale, tout ça sur une chanson écrite par Brigitte Fontaine et composée par Areski qui s'appelait Le Grand Soir et c'était vraiment un appel à la révolution, au saccage. C'est ce qu'on avait prévu. Au moment du montage, on s'est aperçu que ça ne fonctionnait pas du tout, enfin… c'était lourdeau. Très vite, on s'est posé la question « Mais qui on est pour dire ça ? » En quoi a-t-on une légitimité pour appeler les jeunes à foutre le feu partout ? C'est pas ça le film, c'est pas vrai. On n’est même pas comme ça nous-mêmes ! Ça nous a vraiment obligés à répondre clairement à la question : « Qu'est ce qu'on veut raconter ? » En tout cas, le film nous disait que c'était pas ça notre vérité et c'est pour ça qu'on a complètement changé notre fusil d'épaule et qu'on a fini sur une chanson de Brigitte Fontaine qui s'appelle L'inadaptée. C'est plus ça que l'on veut dire, c'est pas on fout le feu parce qu'on fout le feu, et le lendemain on regarde les ruines fumantes et après ? Notre message, c'est un message d'aventure. Ils font quelque chose d'incongru et ce faisant, ils vivent des moments présents étonnants, mais c'était déjà un peu ça le message de Mammuth. C'est-à-dire, ça a l'air ridicule de finir en djellaba sur une mobylette avec les bras en l'air. Sauf que tous ceux qui ont envie de se suicider ou qui en ont marre de la vie, eh ben prenez une mobylette, achetez une djellaba et partez ! Vous allez voir que votre vie va changer, vous ne serez plus le même homme ou la même femme. Il va se passer des choses, c'est sur. Et c'est peut-être dans ces situations-là justement, que le fait de changer de vie à ce point peut amener des choses positives. C'est la même chose pour Le Grand Soir, ils repartent tous les deux avec leurs transe-palettes, ils sont partis pour vivre de nouvelles aventures. On a d'ailleurs failli appeler le film Now Future, être vraiment dans le réel comme quand Not réapprend à son frère à marcher, toute une philosophie du temps qui passe. Au final, c'est plutôt un message comme ça qu'un message de violence. 

Sylvain Gressier

 
 


Le Grand soir, rencontre avec Benoît Delépine par asblCinergie


 

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