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Belgique / France

Eve Duchemin • Réalisatrice de Temps mort

"L’émotion fictionnelle se passe à un autre endroit que l’émotion documentaire"

par 

- Rencontre avec la réalisatrice belge, Magritte du Meilleur documentaire en 2018, qui s’essaie à la fiction avec son nouveau film

Eve Duchemin • Réalisatrice de Temps mort
(© Aurore Engelen)

Rencontre avec la réalisatrice Eve Duchemin, Magritte du Meilleur documentaire en 2018 pour son moyen-métrage En bataille, portrait d’une directrice de prison, qui s’essaie à la fiction avec Temps mort [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Eve Duchemin
fiche film
]
, projeté en avant-première au Ramdam Festival.

Cineuropa : Peut-on revenir sur votre parcours, pourquoi le cinéma, et comment s’est fait le passage du documentaire à la fiction ?
Eve Duchemin :
Quand j’étais petite déjà je faisais des films sur VHS. De nombreux hasards ont fait que je me suis retrouvée à l’INSAS, en section image. J’étais extrêmement timide, c’était donc très complexe pour moi de partager avec une équipe. Alors j’ai commencé à filmer des vieux que je connaissais bien. Filmer des gens très proches, aller dans leur intimité, leur parler avec ma caméra, c’était là dès le départ. Je n’ai pas arrêté de faire des portraits, depuis. A un moment, je me suis sentie assez mure, ou en tous cas décomplexée dans mon rapport aux mots pour m’autoriser à inventer des personnages. Ce processus fictionnel n’est pas si différent du processus documentaire, mais il m’a fallu comprendre que l’émotion fictionnelle se passe à un autre endroit que l’émotion documentaire.

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Où se situe la différence ?
Le spectateur de fiction est aguerri à mille récits, il ne va pas se laisser émouvoir par des choses trop simples. Avec le cinéma documentaire, le réel est tellement fort, qu’on peut être ému par des chose très basiques. En fiction, il faut accepter d’en jouer le jeu, respecter les pics émotionnels, il y a un endroit plus impudique peut-être où on peut aller, pousser les curseurs, pour que le spectateur soit secoué un peu plus fort.

Le temps a une importance particulière. Ce qui est surprenant, c’est que des personnages rentrent avant l’heure, comme s’ils étaient confrontés à trop de liberté. C’est complètement contre-intuitif pour quelqu’un qui ne connait pas la prison.
L’un des personnages a une telle faim de vie qu’une fois dehors, il est complètement paniqué, il se sent plus à l’abri en prison. L’étincelle qui fait que j’ai voulu raconter cette histoire, c’est que quand je tournais mon documentaire en prison, je suis tombée sur le cas d’un jeune gars qui n’est pas rentré de sa permission, alors qu’il ne lui restait plus que 6 mois, et que ça allait considérablement alourdir sa peine. Un détenu d’une trentaine d’années, qui était emprisonné depuis 10 ans, m’a alors expliqué qu’il avait refusé toutes les permissions, parce que le chemin inverse, rentrer en prison, lui semblait impossible à faire. Le projet de Temps mort est parti de là, accompagner le spectateur pour l’aider à se mettre dans la peau de ces gars. On les essentialise, on les rassemble sous un terme générique, "les délinquants", ce qui les éloigne de nous. Alors qu’en rentrant dans leur peau et leur tête, on peut comprendre différemment leur point de vue.

Si leurs esprits restent en prison, leurs corps sont en liberté, ils le vivent tous les trois de manière très différente.
Pour moi, la prison peut tuer le langage, faire taire les gens. Par contre, on ne peut pas faire taire les corps. Ils expriment nos traumatismes, nos frustrations, malgré nous parfois. Ils sont un vecteur exceptionnel pour voyager avec une personne, pour expérimenter le monde à sa façon. Ça laisse place à la vulnérabilité, à des choses qui ne se disent pas, par pudeur ou parce qu’on n’a pas les mots.

Comment faire cinématographiquement pour humaniser les prisonniers, faire oublier les crimes pour laisser voir les hommes ?
Il faut du temps, c’est pour ça que le film dure presque deux heures. Il faut les laisser aller dans le monde, partir à la recherche de l’homme qu’ils étaient avant, et ressentir dans les yeux des autres leur part d’humanité, celle qu’ils avaient avant de commettre ce crime qui les a retirés de la société. En filmant la façon dont ces hommes sont regardés avec amour et rejet en même temps, ce mouvement contradictoire fait qu’on commence à les aimer, à s’intéresser à eux. Et puis on est témoin de leur malaise quant à la façon de se tenir dans une société où ils ont perdu tous leurs repères, on commence à ressentir leur fragilité, ce qui permet l’identification. Ça élargit le champ des questionnements. Ils passent un week-end à être mis mal, à devoir faire preuve de courage, à assumer beaucoup de choses en peu de temps. La prison j’ai l’impression devient presque subsidiaire, même si elle reste comme une chape de plomb au-dessus de leurs têtes. Le programme du film, c‘était qu’on apprenne à les regarder autrement que comme des détenus, leur rendre leur humanité, et éviter le film à thèse. Ce n’est pas un film qui décide s’ils ont encore leur place dans leur société. Il faut cacher les questions théoriques sous les histoires. J’ai mis beaucoup de temps à me défaire du discours, de mon point de vue.

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