email print share on Facebook share on Twitter share on LinkedIn share on reddit pin on Pinterest

Deniz Gamze Ergüven • Réalisatrice

"Dans le cinéma, il n'y a pas de frontières"

par 

- La réalisatrice turque Deniz Gamze Ergüven nous raconte la genèse de son premier long, Mustang, incontestable révélation de la Quinzaine des réalisateurs cannoise.

Deniz Gamze Ergüven  • Réalisatrice

Deux semaines après le triomphe de Mustang [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Deniz Gamze Ergüven
fiche film
]
à la Quinzaine des réalisateurs du 68ème Festival de Cannes où le film a rencontré l'adhésion du public et remporté le Label Europa Cinemas, tout en étant vendu dans le monde entier par Kinology, rencontre à Paris avec la cinéaste turque Deniz Gamze Ergüven pour décrypter son premier long métrage, produit par la société parisienne CG Cinéma avec l'Allemagne et la Turquie, et qui sera distribué dans l'Hexagone le 17 juin par Ad Vitam.

(L'article continue plus bas - Inf. publicitaire)

Cineuropa : Comment avez-vous choisi le sujet du film ?
Deniz Gamze Ergüven: J'avais très envie de raconter ce qu'est être une femme, une fille, en Turquie, cette sorte de filtre permanent qui commence très tôt. La première séquence du film, quand les filles jouent dans la mer en montant sur les épaules des garçons, c'est quelque chose que j'avais vécu et j'en avais été complètement mortifiée, alors que les réactions de mes personnages sont plus de l'ordre de la révolte. Ce qui a entrainé le projet, c'est la volonté de mettre en scène toutes les choses que j'aurais alors voulu faire et dire, et en donnant aux personnages le courage que je n'avais pas eu.

Vous traitez ce sujet plutôt dramatique de manière très dynamique
C'est vite devenu extrêmement jubilatoire. Et une fois qu'on avait donné autant de courage aux filles, je n'avais certainement pas envie de les punir, donc il fallait qu'elles gagnent. Du coup, en partant de quelque chose de très sombre, on arrive à quelque chose de très solaire. Mais il y aussi les actrices qui sont extrêmement vivantes, incontenables à l'image du mustang, une métaphore associant la beauté, la liberté, l'indomptable. Une fougue que les actrices généraient d'autant plus quand elles étaient ensemble toutes les cinq, et qui rend le film d'autant plus solaire.

Comment avez-vous trouvé les cinq jeunes qui interprètent les cinq soeurs ?
C'était l'enjeu majeur. Cela a pris neuf mois avec des centaines de filles. J'avais préparé une sorte de carcan dans lequel les filles devaient entrer au cours d'une audition et qui me permettait de discerner les tempéraments et les aptitudes de jeu. Je leur demandais de se présenter, de raconter des anecdotes, mais aussi de faire des choses très simples comme chercher des clés dans une pièce. Il y avait également des scènes qui montraient leurs natures, notamment une où elles vivaient une très grande injustice avec un enjeu très fort de récupérer un objet. Et l'on voyait à qui on avait affaire : neuf sur dix suppliaient, une se rebellait, certaines essayaient de séduire, d'autres changeaient de stratégies toutes les deux minutes, etc. Après, il y a des choses que je cherchais comme un tempérament très trempée pour la plus grande des soeurs, une assurance très forte, assez séductrice, un peu Lolita. Quant à la petite Lale, elle est plus jeune que ce qui était écrit au scénario, et elle avait cette espèce d'intelligence, de bagout. Avant le tournage, elles ont eu un atelier animé par deux professeurs pour leur donner des outils de jeu. Et je leur ai montré tout un tas de films comme Allemagne, année zéro de Roberto Rossellini, Fish Tank d'Andrea Arnold, L'enfant des frères Dardenne, Monika d'Ingmar Bergman.

Comment avez-vous dirigé ces jeunes actrices, quasiment toutes débutantes ?
J'avais préparé un grand nombre de scène avec des acteurs professionnels en atelier, avant le tournage. Car parfois, on se rend compte que la couleur d'une scène nous avait échappé ou qu'une scène drôle est en fait triste, ou le contraire, et c'est seulement avec des acteurs qu'on s'en aperçoit. Le fait de travailler avec des professionnels avant de tourner avec des non-professionnels permettait de baliser beaucoup de choses. Et je suis vraiment partisane des préparations exhaustives pour que le monde du film soit très consistant. Le cinéma, ce sont des formes assez simples, on est plus dans la nouvelle que dans le roman, on raconte des histoires assez courtes, mais ce qui est important, c'est que tous les sédiments de cette histoire soient visibles et vivants, que les acteurs soient au courant de ce qui se passe pour eux bien longtemps avant et bien longtemps après, et ensuite réussir à générer du jeu chez eux. Les filles avaient besoin d'être élancées dans les scènes, de pouvoir rebondir. Il leur fallait juste les conditions et que les choix de direction soient très précis.

Comment vouliez-vous jouer avec l'environnement très suggestif pour faire respirer le huis-clos ?
Dès le scénario, il y avait un parti pris de l'ordre du conte, une volonté de s'éloigner du naturalisme et le plus possible de la réalité. L'oncle est une sorte de Minotaure dans son dédale, les filles sont comme une hydre, un corps à cinq têtes avec des tempéraments très différents qui me permettaient de raconter de manière kaléidoscopique les cinq destins possibles d'une même femme. Pour le décor, nous avons fait 1000 kilomètres de route au bord de la Mer Noire avec un cahier des charges très précis : il fallait une maison d'un certain style qui surplombe une route, la mer, le village. Nous avons trouvé le site idéal avec une nature inquiétante, une architecture particulière avec de grandes maisons rappelant les contes de fées, des traditions locales comme celle d'enterrer les morts dans les jardins, une dimension un peu fantastique.

Le sujet du film vous a-t-il créé des problèmes pendant le tournage ?
Comme le sujet est un peu tabou en Turquie, le scénario n'a pas été partagé avec tout le monde. Et nous étions dans une région assez conservatrice, ce qui inquiétait l'équipe de production pour certaines scènes. Mais rien n'a finalement posé de problèmes, même s'il y a eu de grosses peurs notamment la scène où Ece fait l'amour sous les fenêtres d'un vrai tribunal dans une ville très conservatrice, ce qui a failli donner une crise cardiaque au régisseur. Au total, le tournage a duré sept semaines très intenses.

Quelles étaient vos intentions en termes de mise en scène ?
Quelque chose d'un peu large et de très solaire au début du film avec un assombrissement progressif au fur et à mesure de l'histoire. Et une mise en scène très dynamique car les filles sont dans le mouvement. Le chef-opérateur David Chizalet a cette manière très gracieuse de se mettre sur orbite autour des acteurs avec des scènes où l'on a l'impression d'être dans un essaim d'abeille et qui sont très fluides alors qu'il est caméra à l'épaule. Le scénario était très visuel et je fais des préparations de découpage, mais tout change beaucoup au tournage dès que les acteurs se mettent à bouger. Et nous avions créé un espace à l'intérieur de la maison qui me donnait toutes les possibilités pour construire des plans, des successions de plans, des enfilades de perspectives, avec des vues depuis les fenêtres sur des éléments très précis (la route, d'autres maisons). J'avais la maison de poupées dont j'avais exactement besoin pour pouvoir ensuite en jouer.

La production du film a été assez tumultueuse. Que s'est-il passé exactement ?
J'avais rencontré Charles Gillibert à la sortie de La Fémis et c'est le premier producteur à qui j'avais fait lire le scénario de Mustang. Mais à l'époque, il n'avait pas encore créé sa propre société. Le projet s'est donc engagé avec une autre structure française. Deux ans de financement se sont écoulés et tout se passait bien, mais au moment de la fabrication, cela ne marchait plus. Tout était très frileux dans la préparation, mais comme c'était mon premier long, je ne savais pas si c'était normal ou pas. Et quand très tardivement, le film a été minuté pour la première fois, nous nous sommes rendus compte à trois semaines du tournage qu'il était très sérieusement sous-financé. Du jour au lendemain, tous les techniciens ont été rapatriés en France. Je me suis retrouvée seule et j'ai supplié la directrice de casting de me laisser un week-end avant d'obéir à la consigne de dire aux actrices que le projet était abandonné. Sur le site où se construisait le décor, un malentendu linguistique a même fait passer le message que j'étais mourante. Je venais aussi de découvrir que j'étais enceinte, ce qui était utilisé comme argument auprès des coproducteurs pour expliquer que j'avais fait capoter le projet. Je bataillais, mais j'avais vraiment l'impression que la vague était trop grosse car certains financements arrivaient à échéance. J'ai alors appelé Charles Gillibert et trois jours plus tard, il a accepté de reprendre le projet. En quelques jours, il a changé de distributeur français, de vendeur international, il a réussi à récupérer des financements supplémentaires auprès des télévisions françaises. Il a une détermination, une sérénité imperturbable, une méthode qui consiste à se dire que chaque problème a une solution. Comme le film est une coproduction entre trois pays avec certaines règles incompatibles, il y a eu quelques bras de fer car il fallait casser certaines choses pour que cela marche et avec le report du tournage, il a fallu tout reconstruire dans un véritable tourbillon dans lequel Charles était d'un flegme total : il avait même l'air de s'amuser !

A quel point êtes-vous liée à la cinématographie turque ?
Dans le cinéma, il n'y a pas de frontières et je me sens très affranchie de ces considérations. Si l'on pense au grand cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan par exemple, ses influences ne sont pas seulement turques et dans Uzak par exemple, il cite clairement Tarkovski. J'ai maintenant un nouveau projet de film en Turquie, mais j'ai écrit auparavant un scénario qui se déroule à Los Angeles, dans les quartiers afro-américains de South Central. Mais comme c'était un projet en langue anglaise et que je ne suis pas afro-américaine, il m'a été impossible de convaincre qui que ce soit. Pour pouvoir décrocher des financements pour mon premier long métrage, il fallait un projet comme Mustang, que les personnages me ressemblent, qu'on sache que j'avais grandi là-dedans. Mais à l'avenir, même si ce n'est peut-être pas pour tout de suite, j'espère que je serai suffisamment libre pour pouvoir tourner ailleurs qu'en Turquie si l'histoire le nécessite.

(L'article continue plus bas - Inf. publicitaire)

Vous avez aimé cet article ? Abonnez-vous à notre newsletter et recevez plus d'articles comme celui-ci, directement dans votre boîte mail.

Lire aussi

Privacy Policy