"La concurrence dans le cinéma d'auteur mondial est maintenant très intense et il faut se faire remarquer"
Dossier industrie: Tendance du marché
Frédéric Boyer • Directeur artistique, Les Arcs Film Festival
par Fabien Lemercier
Le sélectionneur du festival alpin décrypte le Work in Progress qui se déroulera le 14 décembre et donne son point de vue sur la conjoncture du marché

À la veille du démarrage du 17e Les Arcs Film Festival (lire l’article) et de son Industry Village qui inclut notamment le toujours très attendu Work in Progress (WiP) avec cette année 12 films au menu (article), rencontre avec le directeur artistique du festival, Frédéric Boyer (également en poste à Tribeca et à Reykjavik).
Cineuropa : Cette année, comme souvent, de nombreux films dont les premières images avaient été dévoilées aux WiP des Arcs, ont été sélectionnés ensuite par de grands festivals (Cannes, Venise, Berlin, Locarno et Rotterdam) avec Les Échos du passé [+lire aussi :
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interview : Mascha Schilinski
fiche film] en fer de lance. Quelle votre recette ? Ces succès génèrent-t-ils une certaine pression ?
Frédéric Boyer : Avec Les Échos du passé, Thierry Frémaux a choisi de mettre directement en compétition à Cannes un premier film qui est aussi un film long (2h29mn). Quand j’en avais découvert de larges extraits pour notre Work in Progress, j’avais trouvé le film très beau, mais avant sa sélection cannoise, il n’avait pas encore trouvé de vendeur. Donc il faut faire confiance aux programmateurs des grands festivals, que ce soit Berlin, Cannes ou Venise, pour prendre des risques. Plus largement, toutes ces sélections ultérieures dans de grands festivals suscitent une vraie attente chez les professionnels qui viennent assister à notre WiP. Nous, nous faisons avec les films que nous recevons (163 cette année). Nous en choisissons 12, ce qui est vraiment peu, et il est difficile de prévoir l’impact qu’ils auront car nous en voyons 20 minutes, parfois 30, pour en montrer 8 à 10 minutes.
Il faut dire que nous sommes sur un créneau particulier, puisque les films déjà terminés ou presque, déjà montrés aux professionnels, ne nous intéressent pas. Nous essayons de créer la surprise et de préserver une confidentialité totale jusqu’au jour du WiP. A Day in the Life of Jo: Chapter Phaedra de Jacqueline Lentzou est encore quasiment en tournage par exemple, d’autres sélectionnés ont des prises de vue prévues en février-mars, et la plupart sont seulement en début ou en milieu de de montage. Même s’ils ont le "final cut", nous encourageons d’ailleurs nos sélectionnés à montrer des séquences "rough" car les professionnels présents savent exactement ce qu'ils voient et c’est beaucoup plus intéressant comme cela. Évidemment, les porteurs de projets ont interdiction de montrer leurs films avant le passage aux Arcs et nous ne donnons aucun lien. Mais le plus important, ce sont les rendez-vous en "one to one" après le WiP car les sélectionnés ont leurs premiers feedbacks de professionnels et ils sont un peu mis sur les rails de l'industrie, le tout dans l’atmosphère conviviale et bienveillante des Arcs. Car si nous espérons naturellement que tous les films que nous présentons auront une vie, un avenir en 2026, l’essentiel, ce n’est pas seulement Cannes ou les autres grands festivals, mais que ces films soient réussis et c’est cela que nous recherchons. Et nous sommes aussi très heureux de voir revenir à notre WiP Johannes Nyholm avec Weird Elliot, neuf ans après qu’il ait dévoilé aux Arcs les premières images de Koko-di Koko-da [+lire aussi :
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interview : Johannes Nyholm
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Avez-vous identifié des tendances parmi tous les projets candidats à votre WiP ?
Il y a une attention particulière porté à la structure des films et au public avec des films peut-être moins contemplatifs dont les scénarios essayent de sortir des sentiers battus. C’est le cas par exemple de The Matriarch d’Alison Kuhn, de Girl Beast de Selma Sunniva (ndr : la fille de Lars von Trier) et de The Difficult Bride de Rubaiyat Hossain. Beaucoup de films du WiP sont portés par des histoires très fortes. La concurrence dans le cinéma d'auteur mondial est maintenant très intense et il faut se faire remarquer. Et ce que veulent les festivals, les vendeurs et le public, c'est être tenu par une histoire avec une voix particulière et un style. Nous avons aussi vu énormément de bons et même d’excellents projets allemands : il y a vraiment une vague de cinéastes qui essayent de s'écarter de l'École de Berlin. Enfin, beaucoup de réalisateurs de documentaires sont tentés aujourd’hui par la fiction dans laquelle ils peuvent mettre en valeur leur expérience du temps passé, de l'observation, de la préparation, de la place de la caméra. C’est le cas notamment de Jannis Lenz qui présentera Oasis et qu’on avait découvert avec son documentaire Soldat Ahmet [+lire aussi :
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Quelle est votre analyse de la conjoncture du marché avec des fréquentations en salles en retrait ?
Il n’y a peut-être pas eu cette année de films qui soutiennent l'ensemble du marché, comme Le Comte de Monte-Cristo [+lire aussi :
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fiche film] en France en 2024 par exemple. Mais dans le monde des films, il y aussi ces événements que sont les festivals et dont les salles sont remplies partout dans le monde. Pour les cinéastes, c’est peut-être la seule fois de leur vie où ils peuvent montrer leurs films à autant de spectateurs : cela procure toujours un frisson et c’est également une façon d’exister pour les films, un moment exceptionnel qui donne de l’espoir aux créateurs. Du côté des distributeurs de films, même s’ils sont encore vaillants, il faut bien admettre que la situation est beaucoup plus difficile et que s’opère un effritement. Cependant, la production est encore vigoureuse, on voit énormément de bons films et les festivals comme Berlin, Cannes ou Venise arrivent à faire émerger les talents. Et les marchés et les plateformes de coproduction restent très dynamiques.
Mais au-delà de faire un film, enregistrer des entrées ou réussir à survivre, des questions plus profondes agitent les producteurs. De quoi doivent parler les films maintenant ? Comment continuer à faire des "coming of age" ? Doit-on faire des "road movies" ? Comment peut-on représenter le monde ? Qu'est-ce qui nous touche dans le contexte actuel ? Il y a beaucoup de questionnements essentiels car les spectateurs ont envie de voir des films qui leur parlent. L’histoire de Souleymane [+lire aussi :
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interview : Boris Lojkine
fiche film] est un très bon exemple : certes, le film était à Cannes, mais il a surtout touché beaucoup de gens parce qu'il traite brillamment de la société contemporaine. Actuellement, les cinéastes tentent des choses, par exemple en utilisant WhatsApp ou Facetime dans leurs films. La plupart le font assez maladroitement, mais de temps en temps, c’est utilisé de manière intelligente avec une mise perspective très pertinente. C'est vrai qu'il y a des clichés qui se répètent dans le cinéma d'auteur, mais il y a également des cinéastes qui réfléchissent beaucoup et qui se remettent à chaque fois en question. C'est moins facile, évidemment, de faire un premier film, mais d'un autre côté, le fait qu'il y ait plus d'exigences pousse les cinéastes à se dépasser.
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