Xavier Rigault • Producteur
"Il faut raisonner en termes d’intérêt général"
par Fabien Lemercier
- Xavier Rigault, coprésident de l’Union des Producteurs de Cinéma, décrypte les enjeux du débat sur la chronologie des médias
Le sujet brûlant de la réforme de la chronologie des médias (l’échelonnement des délais de diffusion des films sur les différents supports à partir de la sortie en salles) sera débattu demain par les professionnels français réunis aux 27es Rencontres Cinématographiques organisées par L'ARP à Dijon (lire la news et l’interview de Mathieu Debusschère). Xavier Rigault (2.4.7. Films), coprésident de l’UPC (Union des Producteurs de Cinéma), livre son point de vue et ses propositions.
Cineuropa : Quelle est votre analyse et la position de l’UPC sur le sujet de la chronologie des médias ?
Xavier Rigault : C’est devenu un sujet aigu car la chronologie est la colonne vertébrale de tout le préfinancement des œuvres qui fait partie des bonnes idées de l’exception culturelle française et qui a maintenu une industrie. Son but et son ambition qu’il faut préserver, c’est d’organiser la diffusion des œuvres en fonction des préfinancements que les diffuseurs s’engagent à apporter à la création. C’était très opérant pour un mode de diffusion linéaire, mais avec les évolutions technologiques et les changements d’usage, cette chronologie n’est plus adéquate. Il y a des trous dans la raquette qui laissent potentiellement entrer de nouveaux opérateurs mondiaux sans qu’ils ne prennent d’engagements pour le préfinancement du cinéma français et qui peuvent donc déstabiliser les diffuseurs traditionnels qui sont vertueux au sens de cette chronologie. Cette chronologie n’est pas très satisfaisante non plus pour le spectateur qui n’a pas un accès suffisant aux œuvres. Elle a été mise en oeuvre à un moment où l’on pouvait cultiver le désir du film auprès du spectateur, mais aujourd’hui il a envie d’avoir un accès permanent aux œuvres et qu’il ne va pas attendre 107 ans pour pouvoir voir un film. Du coup, soit il le pirate, soit l’oublie ! La chronologie reste essentielle parce que c’est notre mode de préfinancement et que le préfinancement est indispensable pour la création cinématographique, mais elle prend un peu l’eau parce qu’elle finit par permettre le piratage. Quand les gens ne passent pas par la porte, ils passent par la fenêtre, et c’est ce que font les spectateurs qui ne sont pas tous malintentionnés quand ils piratent. Ce sujet du piratage est totalement lié à la chronologie, je ne sais pas qui est la poule et qui est l’œuf, mais ce sont deux sujets qu’ils faut traiter de concert. Car le piratage est un véritable cancer pour la création et son financement : il a été évalué en France à 1,3 Md€ d’évasion de chiffre d’affaires, ce qui est à peu près le chiffre d’affaires du cinéma. Donc on a perdu la moitié de notre marché potentiel ! On n’a jamais autant consommé d’images, mais les recettes stagnent. Cette pression sur les images fait que plus d’œuvres se produisent, mais avec le même montant d’argent. Il y a une vraie perte de financement en termes de coût par œuvre, donc de vraies difficultés pour la production. Pour donner des chiffres, le devis médian des films français est passé de 3,9 M€ en 2004 à 2,8 M€ en 2016, soit 30 % de baisse, ce qui est très alarmant car cette baisse cache aussi des phénomènes de concentration. Il y a une vraie souffrance de la production indépendante, alors que c’est elle qui développe, qui innove, car même quand les groupes produisent, ils le font toujours en coproduction avec un producteur indépendant qui a développé l’œuvre. Cette fragilisation de la production indépendante est une vraie menace pour l’industrie cinématographique française à terme et pour sa dynamique. C’est pour cela qu’il faut revenir à la règle de base qui est la chronologie, qu’il ne faut pas abandonner, mais moderniser. On doit avoir une chronologie qui permette à la fois un meilleur accès des films au public de manière à pouvoir développer des véritables offres légales et des modes de diffusion vertueux pour le préfinancement, et à de nouveaux opérateurs de rentrer de manière vertueuse.
Quelles sont vos propositions de réforme, en partant de la salle ?
Même la salle doit être concerné par la réforme de la chronologie. Elle reste le plus gros générateur de recettes pour le film de cinéma, mais c’est au global ! Car si la fréquentation en salles en France a augmenté de 7% depuis 2004, les entrées moyennes par film français ont chuté de 37%. Il y a une réalité différente entre l’économie globale de l’exploitation qui va plutôt bien et dont il faut saluer le travail car les exploitants ont rénové leurs salles et savent entretenir le désir auprès du spectateur, et la réalité de la production qui n’est pas du tout la même. En fait, il y a un goulet d’étranglement au niveau de la salle. Les exploitants nous disent qu’ils ne peuvent pas exploiter les films convenablement car il y en a trop, donc on finit par avoir des programmateurs de salles qui font de moins en moins de choix et qui veulent tout passer, mais tout passe de plus en plus vite. Maintenant, pour employer une formule, l’exploitation en salles, ce sont des films passés au micro-ondes et mis ensuite au congélateur pendant trois mois et demi, sur une fenêtre de quatre mois. Toute la filière indépendante s’est beaucoup battue pour essayer d’améliorer la programmation, trouver une bonne formule de régulation, et on a abouti à un accord en mai 2016 qui était pour nous un minima : un engagement de deux semaines, que la salle quand elle prend un film le garde deux semaines en plein programme. Mais les engagements pris par Pathé et Gaumont aboutissent à une semaine ! On voit bien que les messages que nous envoie l’exploitation, c’est en moyenne d’exploiter les films entre une et deux semaines. On s’est battu pendant des années pour essayer de trouver des règles pour que l’exploitation reste solidaire du cinéma français, et on s’est cassé le nez là-dessus. Il faut peut-être qu’on prenne acte de cet engorgement de la salle de cinéma, qu’on écoute les exploitants qui sont proches du marché, qu’on acte le fait que maintenant un film ne peut pas espérer rester trois mois à l’affiche et qu’il faut accepter qu’il n’y reste que deux semaines, donc permettre une exploitation alternative plus rapidement. La chronologie doit prendre en compte cet engorgement. Pour qu’un film soit considéré comme un film de cinéma, il doit avoir une première période d’exploitation à l’acte afin de le différencier d’un film de télévision qui est diffusé globalement par un diffuseur (soit par abonnement payant, soit de manière gratuite). Idéalement, cette première exploitation à l’acte est la salle de cinéma, mais à un moment, pour désengorger les salles, il faut que le distributeur puisse décider de ne pas sortir en salles, mais directement en VàD à l’acte.
Quid de la fenêtre de la VàD qui se referme actuellement pendant celles des TV payantes et gratuites ?
Il faut un dégel total de la fenêtre VàD. Aujourd’hui, cette fenêtre ne décolle pas parce qu’elle n’est pas lisible pour le spectateur. Il faut se mettre dans sa peau: il a envie de voir un film parce qu’on lui en fait la promotion, il faut qu’il coure dans la salle de cinéma si tant est que le film est programmé dans sa région, il a deux semaines pour le voir, après le film est introuvable pendant trois mois et demi, après il redevient exploité en VàD pendant six mois, puis il disparaît pendant 26 mois. Quand on veut avoir un geste de consommation en VàD, on se casse le nez trois fois sur quatre.
Quelle serait la contrepartie de ce dégel de la fenêtre VàD pour les télévisions payantes ?
Nous sommes favorables à un rafraîchissement de leur chronologie à six mois. Il faut évidemment y mettre des critères de vertu pour la filière, avec des engagements financiers incluant des critères de pourcentage de chiffre d’affaires, de montant minimum par abonné et éventuellement un montant en valeur absolue, et des accords de diversité, à l’image de ce qu’a été Canal+ jusque là, mais cela peut être aussi un autre opérateur.
Et pour les nouveaux diffuseurs de télévision payante implantés à l’étranger comme SFR-Altice au Luxembourg ?
L’horizon sur ce sujet est la directive européenne SMA qui sera opérationnelle l’année prochaine et qui décrète que c’est la législation du pays de destination qui va s’appliquer. Pour le moment, il y a un flou et c’est ce qui permet par exemple à SFR de dire qu’ils ne sont pas français, mais quand la directive SMA s’appliquera, ces opérateurs seront obligés de rentrer dans le cadre de la réglementation française.
Quelle place dans la chronologie préconisez-vous pour les plateformes de VàD par abonnement (SvàD) qui sont positionnées actuellement à 36 mois après la salle ?
Nous pensons qu’à terme il n’y aura pas une grande différence entre la télévision payante et la SvàD. Un opérateur de SvàD qui est vertueux, qui prend des engagements vis à vis de la filière, peut être traité de la même manière qu’un opérateur de TV payante, à condition que ses engagements soient identiques. Si un opérateur de SvàD est prêt à investir 150 M€ dans le cinéma français avec des engagements de diversité, il n’y a pas de raison qu’il ne soit pas traité comme une TV payante.
La négociation professionnelle sur l’évolution de la chronologie est enlisée depuis plusieurs années. Les pouvoirs publics doivent-ils s’y substituer ?
Il faut saluer la réflexion du Sénat au mois de juillet qui a parfaitement analysé la problématique et a été très courageux en disant qu’il était nécessaire de réformer cette chronologie et que si les professionnels ne se mettaient pas d’accord, les pouvoirs publics devraient agir. Cela va permettre de fixer un objectif et comme la ministre de la Culture vient de nommer un médiateur, je pense qu’on va donner toutes ses chances à la négociation interprofessionnelle qui est initialement prévue par les textes. Le problème de fond, c’est que la chronologie a créé parfois des rentes de situation pour certains diffuseurs et qu’on finit par oublier que son objectif premier, c’est le préfinancement des œuvres. Il faut raisonner en termes d’intérêt général et cet intérêt général, au nom de l’exception culturelle, c’est l’innovation, la création, sa diversité, permettre à l’industrie du cinéma d’avoir un préfinancement suffisant pour pouvoir être compétitive et pouvoir produire. On est dans une industrie régulée et c’est cette régulation qui en a fait la force, donc il est normal que le législateur s’empare du sujet de la chronologie pour en rappeler les principes fondamentaux.
C’est donc la négociation de la dernière chance ?
Le risque, c’est de trouver le plus petit dénominateur commun pour mettre tout le monde d’accord, alors que la problématique de la chronologie, c’est de passer en deux dimensions : là où on a une dimension linéaire, il faut intégrer une dimension matricielle. Quand on est spectateur, il y a des moments où on a envie de voir un film en salle sur grand écran avec des amis et d’autres où on a envie d’en voir un sous la couette, tranquillement sur l’ordinateur. On ne peut pas aller contre le progrès et contre le désir. Et quand on est dans une logique de préfinancement et de dynamique de la production du cinéma, cela reste un marché de l’offre. Donc il ne faut absolument pas brider la création, mais quand même entendre les nouveaux usages du public. C’est à la diffusion de s’adapter au public. En revanche, on doit continuer à défendre l’intérêt général de la création qui n’est pas une logique de désir, car le public ne peut pas désirer ce qu’il ne connaît pas. La création, c’est une volonté politique de défendre l’innovation et après, on organise la rencontre avec le public, en tenant compte de ses désirs. Le danger aujourd’hui dans notre industrie, c’est d’en faire un marché de la demande, ce qui explique un peu les phénomènes de concentration dans le secteur.
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