Sophie Linnenbaum • Réalisatrice de The Ordinaries
"Ce n’est qu’en se tournant consciemment vers ces mécanismes et en les remettant en question qu’on peut soit même devenir des raconteurs d’histoires"
par Susanne Gottlieb
- La réalisatrice évoque son choix de laisser le discours extra-cinématographique sur l’identité, les castes sociales et la représentation par les médias former un méta-monde à l’intérieur de son film
Alors que certains affirment que le cinéma reflète notre monde quotidien, les projecteurs viennent généralement de l’intérieur de la structure narrative pour éclairer l’extérieur. Dans son premier long-métrage The Ordinaries [+lire aussi :
critique
bande-annonce
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fiche film], Sophie Linnenbaum inverse le processus et laisse le discours extra-cinématographique sur l’identité, les castes sociales et la représentation par les médias former un méta-monde à l’intérieur de son film. The Ordinaries a fait sa première mondiale au Festival du film de Karlovy Vary, en compétition parmi les films en lice pour le Globe de cristal.
Cineuropa : Vous avez déjà visité ce monde des scènes coupées au montage dans votre court-métrage Out of Frame. Ce film est-il une sorte de suite au court, ou un monde complètement différent ? Ou est-ce juste que ce thème vous fascine ?
Sophie Linnenbaum : C’est un nouveau regard sur le même monde. L’idée de Out of Frame, où le personnage principal se sent si seul qu’il sort du cadre, ne m’a pas quittée. Je dirais que si, dans Out of Frame, tous les éléments du film sont reliés entre eux émotionnellement, dans The Ordinaries, on a essayé de construire une société allégorique avec ce méta-univers cinématographique.
D’un côté, il y a l’idée que tout le monde est un personnage principal, que tout le monde a de la valeur, mais d’un autre côté, il y a cette idée que si vous n’êtes pas présent, vous n’êtes personne. Il y a dans le film des idéologies très différentes qui se croisent. Où voyez-vous les zones de tension ?
En gros, ces deux champs d'exploration se recoupent dans la question suivante : "Comment racontons-nous nos histoires et sur qui les racontons-nous ?". Le film se demande qui a assez de valeur pour être considéré comme un individu et comment certains groupes humains sont en fait façonnés par les histoires qu'on raconte à leur propos. Par le fait de l'opération d'exclusion qui en découle, certains groupes se voient refuser le droit de se présenter eux-mêmes et sont, au lieu de cela, souvent définis par le récit des autres. Ce n’est qu’en se tournant consciemment vers ces mécanismes d'ordre narratif et en les remettant en question qu’on peut soi-même devenir des raconteurs d’histoires.
Il y a un dicton qui dit qu’on ne devrait parler que de choses qu'on connaît. Ne craignez-vous pas de tomber un peu dans le nombrilisme en faisant un méta-film sur les films et les images ?
C’était notre objectif : d’essayer de ne pas nous arrêter sur des métaphores élitistes pour notre méta-monde cinématographique et de toujours faire notre possible pour traduire les choses dans le langage cinématographique de manière intuitive. De fait, je crois sincèrement que c’est un film qui peut communiquer avec le public. Après tout, c'est justement ça, le thème sous-jacent : on a le sentiment que les récits essaient de restituer le réel, mais souvent, ils le modèlent, aussi.
Votre personnage principal est dans une quête du père qui s’ancre dans l’affirmation d'un statut social, et dans la quête de soi.
Oui, le personnage cherche à cerner quelle est son identité en essayant de trouver la case où elle est censée entrer. En entreprenant de faire ce parcours, elle pourrait se demander s’il y a quelque chose à l’extérieur de ces cases.
Votre film rappelle, par son allure, le Hollywood de la grande époque, dans les années 1950 et 1960.
Ce choix visuel se prêtait à notre histoire à plusieurs niveaux. Du point de vue du méta-film, pour appeler ça comme ça, on pense à cette époque où les grosses productions hollywoodiennes montraient un univers tout étincelant et beau, mais au sein d’une société très rigide. La mode consistait à montrer des choses toutes parfaites, impeccables et jolies de l’extérieur, mais c’était aussi une époque d’oppression et de discrimination.
Vous faites beaucoup de citations dans l’intrigue – j’ai reconnu Forrest Gump et Pleasantville. Pouvez-vous me dire combien de références vous avez cachées dans le film ?
Un nombre infini. On plaisante toujours en disant qu’il nous faudrait un site internet qui s'appellerait "100 choses que vous ne saviez pas sur The Ordinaries". Par exemple, le discours motivant du mentor, on l’a assemblé à partir de cinq films différents comprenant des monologues-discours galvanisants classiques.
(Traduit de l'anglais par Marine Régnier)
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