Joris Lachaise • Réalisateur de Transfariana
"J’espère que les gens que je filme inspirent ceux qui les voient”
par Ola Salwa
- BERLINALE 2023 : Nous avons interviewé le documentariste, qui est allé en Colombie pour raconter l’histoire d’un ancien combattant des FARC et d’une communauté de femmes trans
Joris Lachaise a mis six ans à faire Transfariana [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Joris Lachaise
fiche film], le film qu’il a présenté à la Berlinale dans la section Panorama. Il détaille pour nous sa méthode et évoque le fait que son film pourrait être utilisé pour faire levier au niveau politique.
Cineuropa : Vous établissez dans votre film un parallèle entre les anciens guerrilleros FARC et les individus transgenres. Ils "se battent" tous contre la manière dont les gens les voient. Aviez-vous conscience de ce parallèle avant de travailler sur le film ?
Joris Lachaise : Dès que j’ai rencontré Jaison et Laura en prison, j’ai compris (en découvrant l’histoire de leur relation, le scandale qu'elle a causé et le changement d'orientation politique qu'elle a déclenché au sein de la guérilla) que quelque chose d’important était en jeu. D'emblée, cette situation m'a fait l'effet d'être la manifestation d'une transformation sociétale. Elle révèle un changement de paradigme culturel, social et politique. Et en vivant avec les FARC (en prison comme dans les zones de conflit), ainsi qu'avec la communauté trans du quartier rouge de Santa Fe, j’ai découvert à quel point chacune de ces communautés avaient peu conscience de l'existence de l'autre. Les filles trans étaient très excitées à l'idée d’aller rencontrer les FARC dans la jungle : c’était pour elles un monde complètement exotique et légèrement effrayant. Et réciproquement, les FARC ont découvert une réalité sociale et des corps qu’ils n’avaient jamais vus avant. Le moment exceptionnel où leurs luttes ont convergé, qui s’est produit devant l’objectif de ma caméra, m’a révélé les dénominateurs communs de ces batailles distinctes qui ignoraient totalement l'existence l'une de l'autre.
Comment avez-vous gagné la confiance de Jaison et son groupe ? Est-ce eux qui vous ont fourni les images d’archives que vous utilisez dans le film ?
J'ai rencontré Jaison dans la prison de La Picota, car j’avais été invité à présenter mes films précédents là-bas. Nous avons parlé de cinéma, de politique et de philosophie. Comme Jaison et moi avons tous les deux étudié la philosophie, nous nous sommes amusés à interpréter la situation de son mariage avec Laura et ses conséquences au sein de sa famille politique selon une grille de lecture marxiste et post-structuraliste. Je lui ai dit que j'avais l'impression qu'en décidant de défendre ce couple "hétérodoxe", les leaders des FARC avaient pris une décision importante dont on ne pourrait comprendre la signification que plus tard. Ils donnaient la bonne réponse à une question qui n'existait pas encore, parce qu’ils n’étaient pas encore capables de la formuler. La question s'est présentée six mois plus tard, pendant les négociations de La Havane, quand les FARC ont enfin été en mesure de poser des questions et de comprendre pleinement la question du genre, et particulièrement la diversité de genre.
Jaison n’a jamais cessé d’affirmer qu’il comprenait mon projet. Quand je lui ai demandé de filmer sa vie quotidienne en prison avec son téléphone portable, j’ai été très ému par sa générosité, la façon dont il a joué le jeu (en réalisant des autoportraits audacieux, pleins d’humour et de sens de l’autodérision). Il m’a aussi fourni beaucoup de matériels pour le film : des archives de la guérilla pendant les combats des années 1990, mais aussi des vidéos tournées en prison pour leur communication interne, pour la propagande ou pour des plaintes sur les conditions de détention.
Pensez-vous que votre film va aider à réduire la peine de Laura ?
Laura a écopé de la peine de prison la plus longue qu'ait jamais eu une personne trans en Amérique latine. Elle a été condamnée à la perpétuité, sans avoir directement tué ni même blessé quiconque. L'idée n'est pas de l’absoudre, mais plutôt de reconnaître qu’elle est victime d’une sentence discriminatoire et d'un système judiciaire inéquitable. Je ne crois pas qu’une oeuvre d'art puisse changer le monde, mais j’espère que les gens pourront prendre ce film et l'utiliser comme un levier politique. Je suis allé à une projection privée à la Cinémathèque de Bogotá, le mois dernier, pour montrer le film à mes sujets avant de le dévoiler au reste du monde à Berlin, et j'ai été heureux de constater que les filles de Santa Fe étaient fières du film et s'y sentaient bien représentées. Immédiatement après la projection, il y a eu une rencontre en présence d'activistes colombien(ne)s trans, notamment Giovanna Rincón. Nous avons décidé d'élaborer une stratégie pour essayer de faire libérer Laura et de faire de son cas un exemple.
Si on regarde votre filmographie, à l'évidence, vous tendez à emmener votre caméra dans des endroits où il y a des conflits, mais vous vous concentrez sur de petits groupes qui souffrent soit d'exclusion ou des préjugés des autres. Pourquoi faites-vous ça ? Pensez-vous que le médium cinématographique peut les aider dans leurs luttes ?
Je choisis toujours de faire mes films à partir de gens que je rencontre, et il est vrai que souvent, ces gens que j’aime tant rencontrer sont engagés dans des luttes, mais je les considère généralement comme des alter egos, des versions de moi-même que j’aurais pu être ou que j’aurais aimé être. Je les invite à partager leurs réflexions à travers la forme filmique. Le film est en gros juste un prétexte pour développer des idées, pour confronter différentes questions, pour approfondir notre conscience de nos vraies conditions d’existence. Je n’aime pas réduire des combats et situations historiques à des logiques linéaires et simplistes, donc je pars souvent d'une confrontation entre différents problèmes.
Ce qui m’intéresse aussi, c’est la manière dont les individus comme Jaison, Laura, Daniela et Max mènent un double combat, un combat intérieur et extérieur. Par exemple, Jaison livre une bataille intérieure, une lutte personnelle et privée, en même temps qu'il mène un combat externe, politique, collectif, public Cette dimension double de la lutte donne à Jaison les caractéristiques d’un personnage tragique, car il est, comme Hamlet, tiraillé par des idées opposées, des forces motrices antagonistes. Cependant, quoique les deux batailles qu'il livre devraient logiquement se retrouver en conflit et se détruire l’une l’autre, JaIson emploie la stratégie de son combat politique pour remporter des victoires personnelles qu'il transforme en victoires collectives. Il tient bon et son esprit est réparé, quelle que soit la situation. J’espère que les gens que je filme peuvent en inspirer d'autres.
(Traduit de l'anglais)
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