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CANNES 2023 Cannes Première

Katell Quillévéré • Réalisatrice de Le Temps d’aimer

"Casser les codes esthétiques du mélodrame"

par 

- CANNES 2023 : La réalisatrice explique son approche d’un film d’époque sur 20 ans dans la France de l’après-guerre racontant une histoire d’amour atypique

Katell Quillévéré  • Réalisatrice de Le Temps d’aimer

La réalisatrice française Katell Quillévéré décrypte son film Le Temps d’aimer [+lire aussi :
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, présenté dans la section Cannes Première au 76e Festival de Cannes.

Cineuropa : Le Temps d’aimer est un mélodrame, un genre que vous affectionnez.  Pourquoi et pourquoi cette fois l’histoire de l’amour complexe de Madeleine et François ?
Katell Quillévéré : Il y a un point de départ biographique. Ma propre grand-mère a eu une histoire avec un soldat allemand pendant l’Occupation, elle avait 17 ans et je pense que c’était sa toute première relation. Elle est tombée enceinte et elle s’est retrouvée mère célibataire. Sa vie a vraiment basculé à ce moment là. Elle a rencontré mon grand-père quatre ans plus tard sur une plage, en Bretagne, comme dans le film. Il était d’un milieu social plus élevé et il a eu ce geste très atypique pour l’époque d’épouser cette femme malgré son passé, de reconnaître son enfant, de l’adopter contre l’avis de sa famille. Et ils ont gardé le secret de cette paternité toute leur vie. Cette histoire était donc en moi depuis longtemps et une source d’inspiration vraiment forte, mais au-delà de ce point de départ, tout le reste du film est totalement fictionné, loin de mon histoire familiale. Nous avons inventé et écrit cette histoire avec Gilles Taurand et il se trouve que le mélodrame est un genre que nous adorons tous les deux. J’ai une passion pour le cinéma notamment de Douglas Sirk, de James L. Brooks, de Todd Haynes. J’ai un amour pour le récit romanesque, pour la fresque, un genre qui n’est pas très exploité dans le cinéma français et que j’avais commencé à explorer avec Suzanne [+lire aussi :
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. J’ai essayé de déployer cette forme de manière encore plus ambitieuse parce que ce que j’aime tout particulièrement, c’est le défi temporel : comment être au plus près de personnages sur un temps le plus long possible, en l’occurrence presque 20 ans, dans une contrainte temporelle très forte qui est celle du cinéma, donc de deux heures. Que va-t-on mettre dans le champ et hors champ de la vie des personnages ? Que va-t-on raconter de spécifique au passage du temps ? Quelles sont les thématiques, les vérités que l’on va réussir à extraire et qui sont précisément liées au temps qui passe ? Qu’est-ce qui peut surgir de cela qui ne pourrait pas surgir autrement ? Cela me passionne et j’adore aussi l’idée de faire vieillir physiquement les personnages. Et le mélodrame me touche car c’est un genre qui a une relation très forte à l’émotion. C’est ce que je cherche avant tout au cinéma en tant que spectatrice et j’ai très à cœur de transmettre de l’émotion au spectateur.

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C’est un film d’époque. Quelles contraintes cela impliquait-il ? Et comment avez-vous réussi à transcender l’époque ?
On est dans le registre du film d’auteur, avec des thématiques exigeantes et un film intimiste, mais en même temps ample et ambitieux, donc qui avait besoin de financements. Le budget est autour de 7 millions d’euros, ce qui est beaucoup pour un film d’auteur, mais vraiment peu pour un film d’époque sur 20 ans. Donc l’enjeu était : comment ne pas renoncer à mes ambitions avec ce budget, que la facture du film soit la plus romanesque et la plus belle possible dans cette contrainte ? Cela a été une très grosse réflexion pendant la fabrication du film et l’une des manières de sortir de cette problématique a été de casser les codes esthétiques du mélodrame qui est un genre induisant d’ordinaire énormément de budget avec une ampleur dans la machinerie, dans la sophistication des mouvements, dans l’utilisation du studio pour la reconstitution, etc. Ce n’était pas quelque chose que je pouvais faire et par ailleurs j’étais assez convaincue que pour réussir le film, il fallait au contraire que j’aille chercher de la collision entre le fond et la forme et plutôt une forme non classique, moderne. J’ai pris le parti de tourner tout le film à l’épaule et de filmer cette histoire comme si elle se passait aujourd’hui. Une fois fait cet énorme travail de reconstitution d’époque, des décors, des costumes, etc., l’enjeu était que je puisse croire à chaque instant qu’on était aujourd’hui quand je filmais et toute la direction artistique du film a été pensée dans cet entre-deux, dans ce dialogue permanent passé-présent pour que soient aussi révélées les thématiques du film qui sont des problématiques extrêmement modernes. C’est un film qui prend en charge des questions de couple, de famille, de société qui doivent résonner aujourd’hui. La modernité se joue aussi dans les scènes de sexe qui ont une place très importante et qui étaient une façon de prendre le spectateur de biais par rapport à la question du genre. Il fallait que ces scènes aient un enjeu dramaturgique majeur ou bien que quelque chose se révèle des personnages qui ne puisse pas être se révéler autrement que dans le sexe. C’était également une manière de m’éloigner du classicisme.

Le personnage de Madeleine est très ambivalent comme le sont rarement les personnages féminins au cinéma, ce qui est audacieux.
C’était un challenge dès l’écriture car au stade du financement, les retours achoppaient sur la représentation de la maternité dans le film. Les gens étaient très dérangés par la dureté de cette femme. J’ai toujours défendu mon point de vue : dans tout le film, il n’y a pas de baiser, de contact physique entre Madeleine et son enfant. J’y tenais car je savais que plus cet amour est empêché, plus la fin du film serait chargée émotionnellement quand cet amour réussit à sortir. Mais je savais aussi qu’il y avait un enjeu d’empathie avec le spectateur à ne pas rater parce qu’il faut quand même qu’on ait envie de suivre Madeleine, même si elle provoque des sentiments ambivalents. Mais j’avais confiance dans les images d’archives documentaires du début, je pensais que c’était le seul moyen de prendre la mesure du traumatisme qu’avaient étaient ces actes de torture (ndr. les femmes tondues publiquement à la Libération) et que la fiction démarrerait ensuite : que se passe-il après pour ces femmes quand elles rentrent chez elles ? Comment on vit après cela ?  C’est comme cela que j’ai construit le parcours de Madeleine. Quelle peut être le parcours d’une femme après un tel traumatisme ? Son parcours sexuel, social, affectif. Je pense que ces images d’archives infusent pendant toute la durée du film et qu’elles créent le lien avec Madeleine : même si on est dérangé par sa dureté avec son enfant, on sait d’où elle vient et on peut comprendre sa difficulté à vivre sa maternité. Le film raconte comment on peut être empêché d’aimer son enfant car il vous renvoie à de la honte. Mais ce qui me passionnait aussi, c’était la modernité de Madeleine, sa pulsion de vie. Le film incarne deux élans par rapport à la honte : comment on peut être consumé par sa honte et François incarne cette relation tragique, et comment on peut la dépasser et y survivre comme Madeleine. Cette dernière veut constamment s’en sortir, parfois égoïstement, et je trouve que c’est résolument moderne : elle doit nécessairement penser à elle. Je trouve même intéressant d’assumer le fait qu’elle va peut-être vers François parce qu’il va la sauver financièrement : elle a besoin de refaire sa vie et on ne sait pas vraiment quel est cet amour entre eux, s’il est vrai ou pas. C’est en dehors des clichés, c’est tout sauf un coup de foudre, c’est beaucoup plus bizarre et cela m’intéressait de déconstruire les clichés sur la relation amoureuse, même si finalement cette histoire est un amour très vrai.

À travers ce couple, vous évoquez le poids des conventions sociales, le manque de liberté individuelle et de possibilités d’être qui on veut être et d’aimer qui on veut aimer.
Ce couple très atypique nous amène à des questionnements qui sont d’actualité. Qu’est-ce qu’un couple en réalité ? Est-ce avoir une vie sexuelle ? Une complicité sexuelle ? Être partenaires de vie ? S’accompagner ? Et qu’est-ce qu’être homosexuel parce qu’on a tendance à dire que c’est n’aimer que les hommes mais le spectre de la socialité est beaucoup plus large ? François est un homosexuel qui peut aimer des femmes, mais sans doute son endroit de jouissance le plus vrai et le plus profond, c’est avec les hommes. Le film explore aussi la sexualité et la parentalité : on peut être une femme et passer à côté de son instinct maternel, on peut être un père formidable sans être un père biologique, l’orientation sexuelle n’a rien à voir avec l’éducation. Toutes ces questions sur le couple et la famille sont dans le film et résonnent avec aujourd’hui.

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