Mariam Chachia, Nik Voigt • Co-réalisateurs de Magic Mountain
“En Géorgie, on croit que si on évite de parler de notre déplaisant passé, il va disparaître”
par Mariana Hristova
- Le duo évoque ses raisons personnelles de réaliser ce captivant documentaire, ainsi que certaines des intrigues parallèles qui se cachent sous sa surface

Le documentaire polono-géorgienMagic Mountain [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Mariam Chachia, Nik Voigt
fiche film], réalisé par Mariam Chachia et Nik Voigt (qui a aussi été le chef opérateur du film), est actuellement au programme de la Compétition régionale du Festival international du film de l'Abricot d'or. Nous avons profité de l’occasion pour interroger les auteurs sur le long tournage que ce travail a nécessité et sur l’homme puissant qui a détruit l’impressionnant hôpital Abastumani pour les tuberculeux qu'on voit à l’écran.
Cineuropa : Magic Mountain évoque un conte de fées qui semble receler différentes strates narratives. Laquelle en particulier vous a amenés à vous embarquer dans cette entreprise cinématographique ?
Nik Voigt : Juste après notre rencontre, Mariam m’a dit qu’une fois, elle avait failli mourir, mais elle ne voulait pas me révéler comment ça s’était produit. J’étais un peu troublé par cela : pourquoi dire une chose pareille puis garder le secret. Ce n’est que quelques mois plus tard que Mariam m'a enfin avoué qu’elle avait eu la tuberculose : c’était un tel tabou qu’elle avait du mal à en parler. À cause de son cauchemar récurrent sur Abastumani, nous avons décidé d’aller là-bas ensemble avec une caméra, pour voir si Mariam pouvait se confronter à ses peurs.
Apparemment, vous avez tous les deux réussi à bien vous intégrer dans le monde isolé de l’hôpital. Combien de temps avez-vous passé là-bas et comment avez-vous gagné la confiance du personnel et des patients ?
Marian Chachia : Comme c’était une institution fermée, nous avons d'abord dû obtenir l’autorisation du Ministère de la Santé pour tourner. Cependant, nous ne savions pas à quel genre de réaction s'attendre de la part des patients. Nous étions en 2014, avant l’arrivée des nouveaux antibiotiques en Géorgie, et nous avons passé cinq ans à tourner là-bas, jusqu’à 2019. À Abastumani, il y avait de nombreux patients en soins palliatifs qui attendaient tout simplement un miracle. Certains étaient à l’hôpital depuis quatre ou cinq ans.
N.V. : La première visite était importante, parce que c’est là que Mariam s’est présentée comme une ancienne tuberculeuse. Ça nous a ouvert beaucoup de portes : celles des chambres des patients, de leurs vies, mais aussi celles des médecins, qui comprenaient bien le passé de Mariam. Les patients ont reçu de l'espoir en entendant l'histoire de sa guérison. Aussi, être quelqu’un du monde extérieur qui montrait de l’intérêt pour eux a rendu les choses plus faciles.
Quand vous avez décidé de faire le film, est-ce que vous saviez déjà qu'Abastumani serait démoli ?
N.V. : Nous n’en avions aucune idée, et personne ne savait, jusqu'à ce que ça arrive vraiment. Alors qu'on tournait déjà depuis un moment, nous avons commencé à entendre des rumeurs : on disait que le bâtiment serait peut-être vendu, mais personne ne savait réellement ce qu'il en était. Ce n’est que grâce à nos bonnes relations avec les patients que nous avons découvert qu’ils avaient tous été déplacés, alors nous nous sommes précipités là-bas avec la caméra.
M.C. : Nous venions de commencer la post-production avec notre monteuse française, Céline Kelepikis, et nous composions un film sur les pensionnaires d'Abastumani. Le film était presque prêt à sortir quand nous avons appris que l’hôpital allait être transformé en hôtel, alors nous avons décidé de modifier notre film fini et de continuer de tourner avec notre propre argent. En mai 2019, Abastumani a été secrètement démoli, et nous avons la chance de pouvoir filmer ça, mais je ne rentrerai pas trop dans les détails sur comment nous nous y sommes pris pour accéder à l’endroit.
Vous ne faites que mentionner ce mystérieux oligarque comme celui qui a décidé qu'Abastumani serait détruit, mais on aimerait en savoir plus. Pouvez-vous nous en dire plus : qui est-il et que s'est-il passé exactement ?
M.C. : Nous ne citons pas son nom, parce que ce n’est pas l’individu spécifique qui compte : c’est le pouvoir que possèdent les oligarques. Le film se réfère à Bidzina Ivanishvili, un des individus les plus puissants de Géorgie. Il contrôle nos politiciens et achète tout grâce à sa richesse. Cela dit, il y a beaucoup d’autres Ivanishvilis dans le monde qui peuvent acheter, détruire, et manipuler l’histoire uniquement à travers le pouvoir de l’argent. Les oligarques constituent un problème d'échelle mondiale. À présent, la villa privée ensoleillée d'Ivanishvili a remplacé l'hôpital pour les tuberculeux d'Abastumani. Elle est entourée d'une énorme barrière donc personne ne peut voir ce qu'il se passe à l’intérieur.
N.V. : Ivanishvili est aussi politiquement actif, il finance son propre parti, Rêve géorgien, qui est au pouvoir depuis 2012. Il fait grosso modo ce qui lui plaît. Comme les Romanov et les Soviétiques avant lui, Ivanishvili a également décidé que la magie d'Abastumani devait être entre ses mains, donc il a acheté l’hôpital. Malgré les reportages dans les actualités, qui suggéraient qu’il conserverait le patrimoine qu'est ce bâtiment, il l'a complètement démoli.
Vers la fin du film, il y a une phrase qui dit que "le futur de la Géorgie est incertain, mais le passé est imprévisible", peut-être en référence à l’opération d’effacement et de récriture du passé qui est en cours. Cela dit, qu’est-ce qu’il y a de certain dans le futur de la Géorgie ?
M.C. : En Géorgie, nous croyons que si nous ne parlons pas de notre déplaisant passé, il va disparaître. Notre gouvernement, financé par les oligarques, est en train de détruire le patrimoine géorgien : les preuves ayant été effacées, il sera facile de récrire l’Histoire. C'est à cela que renvoie cette réplique. Quand j’ai fait Magic Mountain, il était capital pour moi de le projeter en Géorgie, mais maintenant, il me semble que ça va être très difficile. Le Ministère de la Culture a déjà commencé à censurer les nouveaux films géorgiens indépendants qui ne glorifient pas la Géorgie.
(Traduit de l'anglais)
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