Anaïs Tellenne • Réalisatrice de L’homme d’argile
"Ce mélange bizarre entre le rire, le romanesque et le mystère"
par Fabien Lemercier
- VENISE 2023 : La cinéaste française parle de son premier long métrage, un film étonnant sur les nouveaux horizons d'un homme au physique cyclopéen
Film insolite, au charme insidieux, sur les sujets du regard, du jugement, de la monstruosité et de l’art, L’homme d’argile [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Anaïs Tellenne
fiche film] est le premier long d’Anaïs Tellenne. Avec Raphaël Thiéry et Emmanuelle Devos dans les rôles principaux, il a été dévoilé au programme Orizzonti Extra de la 80e Mostra de Venise.
Cineuropa : D’où est venue l’idée de L’homme d’argile ?
Anaïs Tellenne : Cela a été un petit parcours pour faire ce film car c’est un premier long qui n’est pas calibré selon les us et coutumes habituelles. J’avais déjà tourné deux courts métrages avec Raphaël Thiéry et j’avais envie de continuer à le filmer car il me fascine avec ce corps de brute, ce physique très atypique, et en même temps quelque chose d’extrêmement fragile et de tendre chez lui. J’aime aller chercher tout ce qu’il semble ne pas représenter aux yeux des gens. Lors de l’une de nos discussions, il a lancé l’idée d’un film sur un homme vivant seul et un jour, une femme vient s’installer dans la maison d’en face. C’est assez éloigné du film tel qu’il est maintenant, mais c’est cette idée initiale que j’ai développée en travaillant sur la dynamique des contraires.
Pourquoi un personnage principal féminin d’artiste contemporaine (Emmanuelle Devos) face au gardien, jardinier, homme à tout faire cyclopéen incarné par Raphaël Thiéry ?
J’avais depuis longtemps le désir d’écrire un conte et dans les contes, il y a souvent des contrastes, notamment de condition sociale, entre les personnages principaux : un prince et une bergère, un paysan et une bergère, etc. Je cherchais donc un contraste de ce genre et je voulais aussi parler de la relation très particulière qui existe entre les artistes. Car quand on crée, c’est indéfinissable, ce n’est ni vraiment de l’amour, ni vraiment de l’amitié, ni vraiment professionnel. Quant à l’art contemporain, c’est parce que j’ai choisi la sculpture pour le film (je voulais qu’il soit très sensuel) et par fascination pour les artistes comme Sophie Calle ou Marina Abramovič qui ont décidé de faire de leur vie et de leur intimité une œuvre.
Quid justement de la cornemuse dont joue le personnage de Raphaël Thiéry ?
Raphaël est lui-même un joueur de cornemuse et je suis fan de musiques traditionnelles. J’ai voulu que le personnage soit musicien car on peut raconter énormément de choses à travers des notes, qu’aucun mot ne sait vraiment contenir. L’un des paris du film, car les gens ont de forts à-priori sur cet instrument, c’était d’arriver à faire aimer cette cornemuse.
Comment le mythe du golem est-il arrivé dans le film ?
J’avais l’histoire du film mais elle manquait encore un peu de dramaturgie. Je suis tombée sur cette histoire de golem et j’ai pensé que s’inspirer de cette mythologie juive pouvait être un super guide dramaturgique avec ces rabbins qui façonnent la terre et qui écrivent sur le front du golem le mot "vérité", mais si l’on retire une lettre, en hébreu, cela veut dire "mort. J’ai essayé de répercuter cela, de l’infuser dans le scénario. Et il y avait un parallèle évident avec l’idée que cette femme sculpte Raphaël.
Comment avez-vous travaillé sur le rythme du film ?
Je savais qu’il fallait miser sur l’économie du dialogue. Les choses ne devaient pas se raconter par les mots, mais par les cadres, la lumière, la musique, les situations et comment les séquences allaient se répondre, par un jeu d’échos, de mosaïques. Par exemple, pour la musique, je ne voulais pas d’un "scoring" habituel, c’est-à-dire d’une musique qui suive l’action, mais que la musique soit dramaturgique, qu’elle raconte ce que traverse le personnage et pas autre chose.
Quels étaient vos principaux partis-pris en termes de mise en scène ?
D’abord, je voulais serrer le cadre pour que cela ressemble presque à un livre de contes, avec ces images un peu vieillottes. Ensuite, comme nous n’avions pas l’agent pour tourner en pellicule, avec la chef-opératrice Fanny Mazoyer, nous avons expérimenté notamment en mettant deux objectifs anamorphiques l’un sur l’autre, ce qui déforme légèrement l’image avec beaucoup de grain.
Le film a été compliqué à financer. Pourquoi selon vous ?
Quand on fait son premier long, qu’on est une réalisatrice et qu’on a 35 ans, les gens ne comprennent pas très bien pourquoi le personnage principal est un type de quasiment 60 ans, dans une sorte de conte. C’est comme si l’on avait besoin qu’un premier long vienne raconter quelque chose de la personne qui porte le projet. Or c’est très proche de moi sur beaucoup d’aspects, mais pas directement. J’imagine que c’était assez déroutant à la lecture. Peut-être aussi que ce n’était pas assez social sur le papier, encore que pour moi, le film le soit aussi. Je ne sais pas, je n’ai pas la réponse. En revanche, ce que je constate, c’est une différence flagrante de réactions entre le moment où il a fallu financer et maintenant que les gens voient le film. Peut-être qu’il fallait que je le fasse pour montrer ce que c’était que ce mélange bizarre entre le rire, le romanesque et le mystère.
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