Andrei Cohn • Réalisateur de Semaine sainte
“Mon personnage principal est acculé dans un espace où il devient incapable de distinguer les menaces réelles et imaginaires”
par Ştefan Dobroiu
- BERLINALE 2024 : Le troisième film du réalisateur, librement adapté d'une nouvelle de Ion Luca Caragiale, dépeint l'antisémitisme qui règne dans un village roumain autour de l'année 1900

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interview : Andrei Cohn
fiche film] du Roumain Andrei Cohn, présenté à Berlin dans la section Forum, est une libre adaptation d'une nouvelle écrite par le dramaturge le plus célèbre de son pays, Ion Luca Caragiale. Voici ce que le réalisateur nous a confié sur l’antisémitisme, les dangers de la généralisation et le conflit à Gaza.
Cineuropa : Quand nous avons commencé à parler dans nos pages de Holy Week, précédemment intitulé Gefilte Fish [lire l'article], vous avez dit qu’un des objectifs du film était de découvrir si une discussion sur l’antisémitisme est encore pertinente aujourd’hui. Est-ce le cas ?
Andrei Cohn : Aujourd’hui, hélas, une foule d’événements sans lien avec le cinéma prouvent que le sujet est encore d'actualité. Je pense que cela fait deux mille ans que l’antisémitisme est une constante. Il est est devenu l’expression symbolique d’une hostilité de groupe contre l’étranger, l’autre. Aux gens de voir en quoi cette histoire, située au début du XXe siècle, a quelque chose à dire dans le contexte actuel, mais j’espère qu'elle va au-delà du spectre de l’antisémitisme. Nous vivons entourés par des étrangers, et nous sommes susceptibles de devenir un jour étranger à notre tour, dans un contexte ou un autre.
Vous avez écrit le scénario et tourné le film bien avant que la guerre entre Israël et le Hamas n'éclate. Comment voyez-vous cette guerre à travers le prisme de votre film ? Est-ce que vous avez fait des changements après le début du conflit ?
Le scénario a été écrit en 2018 et 2019, et le tournage s’est achevé en juin 2022. Je n’ai rien changé ou ajouté après le début de la guerre entre Israël et le Hamas. Le film va inévitablement être lu comme ayant des liens avec le contexte actuel, mais ce n'était en aucun cas mon intention. Par ailleurs, j’évite tout discours généralisateur, car mon film évoque un cas très particulier. Toute lecture allant au-delà des éléments de l’intrigue ne peut que secondaire, et donc forcément subjective, comme chacun le sait. Ce qui m'intéresse, c'est avant tout d’interroger l'opinion générale à travers le caractère poignant de ce cas précis. Mon film se concentre sur la manière dont un individu, dans toute sa subjectivité, compose avec environnement hostile et ce que j’espère, si ses réactions sont crédibles dans le contexte de l’histoire, c'est soulever des doutes sur les opinions trop rigides ou trop générales, qu'elles penchent d'un côté ou de l'autre.
Malgré les efforts faits pour changer, il y a encore une tendance négationniste en Roumanie. Aimeriez-vous que votre film entraîne un débat sur la question ?
Les discussions que déclenchent un film sont largement indépendantes des intentions du réalisateur, mais je peux vous dire que mes intentions ne sont pas de ce type. Je n’essaie pas de corriger l’histoire : mon film parle juste des réactions possibles dans un contexte possible. J’ai évité les récits d’extrême antisémitisme, précisément pour empêcher le déni et éviter que le film ne prenne cette direction.
J'ai tâché de mettre en scène les choses dans un contexte qui paraisse possible quel que soient les positions de tel ou tel spectateur. Nous sommes accoutumés aux histoires qui partent de prémisses exceptionnelles et vont vers des dénouements extrêmes et choquants, mais mon film est construit autour d'événements qui peuvent sembler anodins vus de l’extérieur, même si leur poids et tout différent pour la personne qui y est confrontée. Cela aussi peut amener à un dénouement tragique. Le mal qu'on voit dans mon film ne correspond pas au discours courant sur la "banalité du mal". Ce dont on parle ici, c'est de la pression de plus en plus forte à laquelle est constamment exposé, qui finit par le rendre incapable de distinguer entre les menaces réelles et imaginaires.
Votre héros dit, à un moment, que la grande scission, ici, se trouve entre "les nantis et ceux qui n’ont rien".
La lutte des classes n’est en rien le conflit principal du film. Cette réplique n'est qu'un détail ; elle intervient quand l'aubergiste, Leiba, mentionne que les villageois préfèrent croire son serviteur roumain Gheorghe plutôt que lui. Tandis qu'il déploie différents arguments, il demande à sa femme qui les villageois vont croire : le possédant, ou le démuni. Nous n'avons pas ici le cliché du juif riche : l’apparence général de l’auberge ne donne aucune indication d'opulence, et Leiba dit, à un moment, qu’il a toujours porté les vêtements de son frère aîné. J’ai bien veillé à minimiser les différences entre la famille juive et la communauté dans laquelle ils vivent, pour me concentrer sur ce qui les rend similaires, plutôt que différents.
(Traduit de l'anglais)
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