CANNES 2024 Semaine de la Critique
Saïd Hamich Benlarbi • Réalisateur de La Mer au loin
“J’ai vécu l’expérience de l’exil”
par Marta Bałaga
- CANNES 2024 : Dans son nouveau film, le réalisateur franco-marocain salue les rêveurs et tous ceux qui ne se sentent jamais vraiment chez eux

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interview : Saïd Hamich Benlarbi
fiche film] de Saïd Hamich Benlarbi, présenté en séance spéciale à la Semaine de la Critique de Cannes. Le film s’articule autour du personnage de Nour (Ayoub Gretaa), qui immigre clandestinement à Marseille. Sa vie change quand il rencontre un policier et sa femme (Grégoire Colin et Anna Mouglalis), qui vivent librement et l’encouragent à faire de même. Mais la décennie qui va suivre ne sera pas facile pour Nour.
Cineuropa : Il y a quelque chose de proche du film noir dans La Mer au loin : un flic, un homme qui fuit quelque chose et une femme avec laquelle ils ont tous les deux une histoire.
Saïd Hamich Benlarbi : C’est vrai, ça commence presque comme un film noir, mais ensuite, on se concentre sur les relations d’amitié et d’amour des personnages principaux. Ma référence principale était le mélodrame, en particulier les films de Douglas Sirk, Tous les autres s'appellent Ali de Fassbinder et des films italiens comme Nous nous sommes tant aimés d'Ettore Scola. L’idée était de commencer avec un groupe d’amis et de suivre leurs parcours d’exil, mais de les ancrer dans quelque chose d’intime et de vivre les choses avec eux, à travers l’émotion. Dans ce sens, le mélodrame m’a permis de donner à ces personnages un parcours fictionnel fort.
Le triangle qui se forme par la suite est intrigant : très ouvert, peut-être pas très conventionnel. Comment voyiez-vous l'affection qu'ils se portent entre eux ?
L’une des idées clefs qui m’a guidé était d'interroger notre identité et notre sentiment d’appartenance. Je voulais montrer que quand on est en exil, votre chez vous, c’est les autres : notre identité, c’est les gens que nous aimons et avec qui nous vivons. Dans ce sens, le personnage principal se réinvente dans sa relation avec Noémie, à travers sa rencontre avec Serge. Ses deux personnages lui ouvrent les yeux et tout un éventail de possibilités. À la fin, il accepte de faire partie d’une famille, une famille hors normes.
Pourquoi avez-vous voulu suivre votre héros pendant si longtemps, toute une décennie ?
Pour moi, l’exil est une question de durée, et pour raconter cette histoire, j’avais besoin de cette ampleur de roman. Je voulais voir comment le temps l'a marqué à travers cette expérience. Il y a une phrase qui résume le film et le traitement qu'il fait du temps : "Les journées sont infinies, et les années filent".
À un moment, il ne se sent plus de nulle part. Ni de son pays d'origine, et certainement pas du nouveau. Il y a quelque chose de très tragique dans cette prise de conscience, mais tellement de gens vivent cela.
C’est un sujet important pour moi, parce que j’ai vécu l’expérience de l’exil (depuis que j’ai quitté le Maroc avec mes amis et ma mère à l’âge de 11 ans). À présent, c’est quelque chose de fondamental : ça fait partie de mon identité et même de mon caractère. Pour moi, l’exil cristallise le moment où s'éteignent les fantasmes qu'on peut avoir sur le départ et le retour. Parce qu'on ne se sent jamais chez soi et que quand on revient dans son pays, on n'est plus chez soi non plus, et on a l’impression d’avoir été comme trahi. Tout ce qu’il reste à faire, c’est construire une nouvelle vie.
Pourquoi la musique et la danse ont-elles une part aussi importante dans cette histoire ? Vous laissez vraiment une grande place à ces composantes.
La musique raï [une forme de musique populaire algérienne qui remonte aux années 1920] a été un des moteurs principaux de ce projet. Et comme elle a connu son âge d’or à Marseille à la fin des années 1980 et au début des années 1990, il était important pour moi d'ancrer cette musique (et la ville de Marseille) dans le présent et les vies quotidiennes de mes personnages. Le raï est allé en exil en France, et s’est même "réinventé" à travers l’exil. Une grande partie des chansons traitent de ces thèmes de manière très directe. Il y a un équilibre puissant dans le raï entre la mélancolie (due à l'amour ou au mal du pays) et un intense désir de vivre, de faire la fête et de danser. De manière générale, quand on est en exil, on a souvent avec la musique de ses origines une relation très forte, archaïque et très puissante en même temps. Quand j’écrivais le film, le raï était à la fois un allié et un compas qui me permettait de trouver le bon équilibre entre le social et le mélodramatique.
Vers la fin, quelqu’un dit : "Au moins, on a eu des bons moments". Était-il important pour vous de souligner cela et de trouver de la joie malgré tout ce qui se passe ?
Je me suis beaucoup inspiré en faisant ce film de L'éducation sentimentale de Gustave Flaubert. C’est une phrase que j'ai directement empruntée au roman, quand Frédéric voit son vieil ami Deslauriers et qu’ils se remémorent le passé. C’est une référence très importante dans le film, car mon objectif était de ne pas traiter ces parcours uniquement d’un point de vue social et sociologique. Je voulais leur donner une dimension intime. Pour moi, ça donne une singularité aux personnages (car leurs préoccupations sont en fait très communes), ça les éloigne des stéréotypes sur ce qu'est un "migrant" et les rend plus humains.
(Traduit de l'anglais)
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