Alexe Poukine • Réalisatrice de Sauve qui peut
"Est-ce qu'il est possible d'être bienveillant dans un système maltraitant ?"
par Aurore Engelen
- Rencontre avec la réalisatrice belge, dont le nouveau documentaire se penche sur le sens de l’empathie des soignants et la façon dont les institutions les empêchent de l’appliquer

Rencontre avec Alexe Poukine, qui après Dormir, dormir dans les pierres et Sans frapper [+lire aussi :
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fiche film] revient avec un troisième long métrage documentaire, Sauve qui peut [+lire aussi :
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fiche film], dévoilé en première mondiale à Visions du Réel où le film a reçu une Mention spéciale, et vainqueur de la Compétition Nationale au 7e Brussels International Film Festival. Sauve qui peut se penche sur les processus d’apprentissage auxquels participent les soignants pour développer leur sens de l’empathie, mais aussi sur la façon dont l’institution, souvent maltraitante, les empêche d’appliquer ces préceptes.
Cineuropa : Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous intéresser aux processus de simulation auxquels participent les soignants ?
Alexe Poukine : Parler est difficile pour moi, c'est quelque chose que je n'aime pas faire, c’est peut-être pour ça que je fais des films où les gens parlent beaucoup. Mon film précédent était sur la violence et j'ai cherché avec celui-ci à faire un film sur un dispositif qui était fait pour ne pas que la violence advienne. A la fin d'une projection de Sans frapper, une médecin urgentiste est venue me voir en me disant que le dispositif du film lui faisait penser à la simulation humaine, que je ne connaissais pas du tout, où des soignants sont confrontés à des comédiens qui jouent des patients, pour leur apprendre à développer leur sens de l’empathie. Aux "patients", on apprend à dire ce que chaque mot, chaque geste, chaque regard leur a fait et à le dire d'une façon hyper bienveillante. Les soignants eux se prennent au jeu. Cela m’a d’emblée fascinée. Essayer de former les gens comme ça à l'empathie, c'est ce qu'on aurait tous dû faire dès la maternelle. C'est hallucinant qu'on n'apprenne pas en fait à pouvoir dire aux autres l'action qu'ils ont sur nous. En tant que spectatrice, je me défends énormément de la violence du monde, alors j’essaie de faire des films que je sois capable de voir. Et le jeu permet d’introduire une distance vis-à-vis de la violence, même si elle existe bel et bien.
Comment se déploie cette réflexion dans le film ?
Il y a deux lignes narratives dans le film. Pendant longtemps, je me suis dit que j'allais "juste" faire un film sur la simulation. Jusqu'à ce qu'un jour, une infirmière s’emporte à la fin d’une simulation, et dise : "C’est dégueulasse ce que vous êtes en train de faire, vous êtes en train de m’expliquer que je dois être empathique. Mais là, on fait une simulation qui dure 20 minutes, alors que dans la vie, j'ai 5 minutes pour le faire. Là, je suis avec un médecin. Dans la vie, je suis toute seule. Mon bip n'arrête pas de sonner. Je suis obligée d'annoncer à des parents le décès de leur enfant alors que ce n’est pas à moi de le faire, mais je ne vais pas les laisser attendre 4 heures." Je me suis dit que je ne pouvais pas ne pas parler de la souffrance des soignants, et des injonctions contradictoires auxquelles ils sont soumis. On demande aux soignants d'être bienveillants mais on ne leur donne jamais les moyens de l'être. Le système est malveillant envers eux et donc toute la question c’était : est-ce qu'il est possible d'être bienveillant dans un système maltraitant ?
Comment justement avez-vous décidé de mettre en lumière la déroute du système ?
J’ai recherché une compagnie de théâtre forum, parce que je voulais que les soignants remettent en scène des situations de violence institutionnelle qu'ils avaient vécues. Ça leur permettait de ne pas être juste dans la plainte, mais d'être dans l'action et de chercher ensemble des solutions. C’était d’autant plus beau qu’il n'y a plus vraiment de place pour le collectif au sein de l'hôpital public. Il y a une espèce d'individualisation hyper délétère. Il y avait une espèce de soulagement à se dire : "ce qui m’est arrivé, je ne l'ai pas rêvé, je suis victime d'un système qui est en train de m’écraser." Victime, c’est un état que l'on traverse. Mais pour le traverser, il faut comprendre qu'on l'a été ou qu'on l’est.
Quels étaient les plus grands enjeux techniques et artistiques avec le film ?
C'est drôle parce que je pense que quand on regarde le film, on a l'impression que c'est un film très facile à faire. Or, c'est un film techniquement difficile, ne serait-ce que parce que les simulations durent très longtemps. C'était un film aussi très chorégraphié, puisqu'il y avait deux caméras ; il ne fallait pas qu’elles se filment les unes les autres. Je voulais quelque chose qui soit très posé au début, un peu comme dans une fiction, avec des champs/ contrechamps et filmer beaucoup les gens qui écoutaient, car pour moi c’est vraiment un film sur l’écoute. Et pour le théâtre forum, il fallait être en mouvement. C'était hyper compliqué parce que les gens bougeaient en permanence. Donc j'avais un micro, les deux ingés son et les deux caméras avaient des oreillettes et je disais ce qu'il fallait filmer ou pas. Je voulais que le film aille vers le mouvement, qu'on passe de quelque chose de très figé à quelque chose qui aille vers une sorte de foutoir. Parce que moi, j'imagine que la révolution, ce n'est pas quelque chose qui se fait dans un cadre. Voilà, en fait, je voulais faire un film sur la possibilité de la révolution, à mon échelle.
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