Leila Albayaty • Réalisatrice de D’Abdul à Leila
"Le chant de mon père est un message utopiste par rapport à ce qu'est notre histoire"
par Aurore Engelen
- La cinéaste parle de son documentaire dessiné et chanté à la première personne du singulier mais aux résonances plurielles

Rencontre avec la cinéaste Leila Albayaty qui présentait en Compétition Nationale au 7e Brussels International Film Festival son deuxième long métrage. Documentaire dessiné et chanté à la première personne du singulier mais aux résonances plurielles, D’Abdul à Leila [+lire aussi :
critique
interview : Leila Albayaty
fiche film] retisse le fil qui unit un père à sa fille à travers le chant, la langue et la poésie, laissant les traumas remonter à la surface pour mieux aller de l’avant.
Cineuropa : Quelles sont les origines du projet ?
Leila Albayaty : Je suis chanteuse et réalisatrice. Mon père, qui est irakien a beaucoup aimé ma musique, et un jour en 2015, il m’a envoyé ses créations en arabe. Quand j'ai vu ces textes en arabe, une langue que je ne parlais pas du tout, je me suis dit que j'allais documenter ça. Ça m’a donné beaucoup d’énergie, j’ai emprunté du matériel, et je suis partie avec une mini équipe, nous étions trois, et là ont eu lieu les attentats de novembre 2015. Ça a été vraiment terrible pour moi, ça a réveillé des traumas, et à partir de là, j'ai décidé de faire le film en allant résolument vers ma culture d’origine.
Comment avez-vous déterminé la forme du récit ?
En fait, dans tous mes films, je joue et je chante. Celui-ci s'est construit au fur et à mesure. Au départ, je ne savais pas du tout que j'allais faire un film sur ma propre histoire, j’étais partie pour faire un film sur la musique, sur mes parents. Mais quand il y a eu les attentats, il est devenu inévitable de parler de mon histoire, de ce que ça représente d’être moitié/ moitié, à la fois française et irakienne. On me disait qu'il fallait que je parle de moi, mais je n'y arrivais pas, comme si je résistais. Alors je me suis mise à dessiner. Pour faire face aussi à la perte de mémoire que j’ai subie après un accident qui m’a alitée dans la vingtaine, après aussi un voyage traumatisant en Irak, qui m’a laissée hantée par des fantômes.
Ce n’est que pendant le montage, alors que j'avais écrit la voix off, que je me suis dit qu’il fallait que je la chante. Je me suis mise à apprendre l'arabe, pour pouvoir le chanter, et finalement, c'est devenu la ligne directrice du film. Je me souviens qu’un jour, quelqu’un m’a dit : "Fais les films que toi seule toi peut faire" et cette phrase est toujours restée dans un coin de ma tête. Petit à petit, j'ai développé ma façon de faire des films qui ne ressemblaient à rien que je connaissais. J’ai trouvé une façon nouvelle où je ne me sens pas formatée.
Comment avez-vous mesuré la place de vos parents dans le film ?
Au départ, ma mère ne voulait pas être filmée. Je les ai filmés beaucoup, ils sont rentrés finalement dans le projet en proposant eux-mêmes des choses qu’ils trouvaient importantes à dire. Je pense qu’avec ce qui se passe dans le monde arabe et en France, c'était important pour eux d'avoir cette parole de paix, de mettre en lumière deux cultures qui s'enrichissent l'une de l'autre. C'était vraiment important pour mes parents comme pour moi. J'ai senti que, à travers cette histoire, malgré cette pudeur, on pouvait parler de quelque chose de plus grand.
Le chant écrit par votre père dit : "Ana Hura (Je suis libre), Ana Thowra (je suis une révolution)". Etait-ce programmatique ?
Je me souviens qu’au début, je prononçais mal, du coup je disais autre choses (rires). C'est un peu comme une prière finalement ce chant. J'ai appris à écrire l'alphabet et finalement je me suis passionnée pour ces chants, pour ces mots. C'est mon père qui a écrit "Je suis libre, je suis une révolution", il explique dans le film qu’il voulait dépeindre une nouvelle place pour la femme arabe, qui choisit son destin. Tous ces mots sont très importants pour moi, pour parler aujourd'hui de cette femme indépendante qui choisit sa destinée. En même temps, dans le monde arabe, je pense que les gens rêvent de révolution. Le chant de mon père est aussi un message utopiste par rapport à ce qu'est notre histoire.
Le titre suggère un mouvement de votre père vers vous, mais c’est aussi un mouvement de vous vers votre père ?
Ça a été vraiment un film de réconciliation parce qu'il est venu vers moi. Je suis musicienne, et en écrivant des textes, je suis allée vers lui grâce à ça, sachant que jusque-là, notre relation était complexe. C'est une histoire de transmission. Il m'avait plus transmis son traumatisme en fait, les guerres, etc., que son pays, l’Irak. Et là, en arrivant avec des textes révolutionnaires, en arabe, cela nous a rapprochés. Ça m'a passionnée d'avoir un homme de 80 ans qui m'écrit ces textes, il y a tellement de clichés en Europe sur les Arabes, les rôles des hommes et des femmes dans la culture arabe, alors que ce n’est pas ça du tout. En fait, ma vie a été complètement différente. Mon père m'a appris la liberté.
Vous avez aimé cet article ? Abonnez-vous à notre newsletter et recevez plus d'articles comme celui-ci, directement dans votre boîte mail.