Luis Ortega • Réalisateur de El jockey
“Quand on se prend trop au sérieux, on fout tout en l'air”
par Marta Bałaga
- VENISE 2024 : Dans le film que présente à la Mostra le réalisateur argentin, la vie est sombre, et c'est drôle... tant qu'on ne le prend pas personnellement

Nahuel Pérez Biscayart joue Remo Manfredini, un jockey légendaire présentement à la dérive. Sa petite amie est troublée par son comportement et ses patrons très préoccupés. Après un terrible accident, il se met à errer. Lentement mais sûrement, il comprend qui il est vraiment. Luis Ortega nous parle de El jockey [+lire aussi :
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Cineuropa : Je ne savais pas que votre travail avait un point de connexion avec celui d'Aki Kaurismäki [El jockey a été filmé par un collaborateur régulier du cinéaste finlandais, Timo Salminen], mais ça se voit vraiment à l’écran.
Luis Ortega : Timo est le meilleur chef opérateur du monde. Il a fait tous ces films de Kaurismäki, et j’adore leur allure visuelle. Ils sont devenus indissociables, et j’aime bien quand les gens font équipe de cette manière. Timo est un véritable artiste. Aussi, il arrive sur le plateau et dit "Bonjour", et puis "Au revoir". J’adore ça.
Mais tout n’est pas que dans l'aspect visuel du film, la manière dont les gens se comportent est particulière aussi. Dès le début, vous semblez dire : "Ceci est mon univers, et voici mes règles".
Je voulais rendre l’étrangeté du fait d'être humain, du moins moi, je la ressens. Parfois, on se sent comme un clown, surtout si on a des comportements erratiques. Il faut du temps pour comprendre qu'on n'est pas obligé de faire ce que tout le monde fait. Pour tout vous dire, je trouve les gens qui sont comme ça très attirants.
Quand j’étais jeune, j’ai eu des expériences de sortie du corps. Les gens tendent à s'inquiéter quand cela se produit, ils veulent vous prescrire des médicaments, mais ça peut être spirituel, riche et sincère. Nous sommes beaucoup à essayer d’être quelqu’un d’autre ; nous gâchons des tonnes d'énergie en voulant arriver à cela. C’est idiot. Il vaut mieux se rendre compte qu'on peut être perdu et parfaitement à l'aise avec ça.
Vous montrez un personnage perdu et malheureux. Il s'engourdit pour ne pas sentir ce qu'il sent. Quel trait vous intéressait dans ce jockey ?
Il est tout le temps défoncé. On peut le comprendre, c'est normal de vouloir apaiser tous ces sentiments, mais ça me fait qu'empirer quand on essaie de couvrir les choses. À présent, j’aime que les choses soient imprévisibles : on se sent plus vivant. Je voulais que ce film fasse vivant, lui aussi. Je sais que certaines personnes ne l’aimeront pas, mais ce n'est pas grave. On ne peut offrir que ce qu’on a. Ce qui a entraîné toute cette réflexion, c'est la réponse de mon ex compagne, la mère de mon fils, quand je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour arranger les choses entre nous. Elle m'a dit : "Il faudrait que tu meures et renaisses. Alors peut-être que tu pourrais arranger les choses".
Il y a trois personnages principaux dans ce film : le jockey, la personne qu’il devient après son accident et la personne qu'il était censé être tout du long. Pendant très longtemps, il est totalement déchiré.
J’ai rencontré ce type dans la rue un jour. Il errait, à moitié habillé en femme, à moitié en homme. Il avait une chaussure à talon, un sac à main et un long manteau. Il allait dans les magasins pour se peser en disant : "Je pèse 0 kg. Je n’existe pas, mais ils me suivent". Ça aussi, ça a été un point de départ pour l’histoire. Je le vois tout le temps à Buenos Aires. Je lui ai même demandé s’il voulait jouer dans le film, et il a dit : "C’est un travail stupide" [rires]. Comme je ne pouvais pas l'avoir, il n'y avait qu’une seule autre personne à qui je pouvais demander : Nahuel. Plus tard, je suis allé dans des hippodromes et j'ai vu comment était le monde des jockeys, et c'est là que Remo en est devenu un. Le jockey a la même habitude de se peser tout le temps, c'est lié au métier. J’ai tout collé ensemble, en espérant que ça tiendrait.
Vous aviez besoin de quelqu'un qui serait capable de trouver de la tendresse dans cette histoire folle.
Nahuel est pour moi le meilleur acteur du monde, et il est très expérimenté. Il n’a pas besoin qu'on lui explique pendant des heures, il se lance. Je n’aurais rien pu faire de tout cela sans lui. Il est tellement libre dans la manière dont il joue, et il comprend ce que cela signifie que d’être féminin. William S. Burroughs a dit que dans le futur, il n’y aura qu’un sexe. J’espère que cela n'arrivera pas, mais ça pourrait. J’ai aimé les courses hippiques parce que les femmes courent aux côtés des hommes. Il n’y a pas de différence, ils le font ensemble, et ils vivent tous avec la possibilité de mourir. C’est excitant.
Excitant ou fou ?
Les deux. Encore une fois, on se sent vivant quand on fait ça. Ce serait bien, de n'avoir pas besoin de ce genre d'expérience, mais l’adrénaline, c’est tellement addictif. La vie est sombre, et ça, c’est drôle – tant qu’on ne le prend pas trop personnellement. C’est ridicule ! Quand on se prend trop au sérieux, on pourrit tout. Nous vivons une nouvelle ère, je sais bien, mais ça n'empêche qu'on a toujours besoin de s’amuser un peu. Comme Jean Genet ou Burroughs. Ou Bowie !
(Traduit de l'anglais)
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