SAN SEBASTIAN 2024 Compétition
Albert Serra • Réalisateur de Tardes de soledad
“Je travaille avec les images comme les poètes travaillent avec les mots”
par Júlia Olmo
- Le cinéaste catalan évoque pour nous sa conception du cinéma et la manière dont il a élaboré son documentaire, qui traite de la tauromachie à travers le portrait d'un torero et sa quadrille

Le cinéaste catalan Albert Serra nous parle de sa manière de comprendre le cinéma et de l’élaboration de son nouveau film, Tardes de soledad [+lire aussi :
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interview : Albert Serra
fiche film], un documentaire sur la tauromachie qui part du portrait d’un torero et de sa quadrille. Le film a été présenté en compétition au Festival de San Sebastian.
Cineuropa : Tardes de soledad est une sorte d’exploration du monde de la tauromachie. Pourquoi vous intéressez-vous à ce monde ou qu’est-ce qui vous intéresse en lui ?
Albert Serra : C'est qu'il n’y avait aucun autre sujet aussi singulier autour de moi. Pour les Chinois ou les Russes, c’est très facile de faire des documentaires : la réalité y dépasse la fiction, comme on dit. Dans les pays européens civilisés, à l'inverse, il reste très peu de choses qui échappent au monde bourgeois, tout de communication, dans lequel nous vivons.
Vous suivez la vie du torero Andrés Roca Rey et sa quadrille un jour de corrida. Qu’est-ce qui vous intéressait, que vouliez-vous raconter à travers cette histoire ?
Rien, je ne voulais rien, sinon le documentaire n’aurait aucun intérêt. Tout était à découvrir, et la quête s’est faite avec la caméra, pas avec des mots ni avec des idées préétablies. J’ai fini par raconter ce que j’ai trouvé, du moins la part la plus intense et sophistiquée de ce que j’ai rencontré, la moins ennuyeuse, on va dire.
Vous dépeignez votre sujet comme une espèce de héros classique qui veut que son souvenir perdure pour l’éternité à travers ses exploits pendant sa vie. Était-ce bien cela, votre intention ?
Oui, parce que vouloir transcender la banalité du quotidien me paraît toujours louable, dans n’importe quelles circonstances. Et si ça se peut se faire avec des exploits le moins sanglants posssible, comme c’est le cas, encore mieux.
Pourquoi avez-vous intitulé le film Tardes de soledad ("Après-midis de solitude") ?
Parce que je pensais que le torero et sa quadrille étaient seuls. J’ai changé d’avis plusieurs fois pendant le montage, sur ce point, mais au bout du compte, je me suis rendu compte que oui, ils sont bel et bien seuls (métaphoriquement aussi, par rapport au monde contemporain) et j’ai gardé le titre.
Vous vous concentrez sur la corrida elle-même (ainsi que l’avant et l’après), il y a beaucoup de gros plans de tout ce qui se passe pendant. Que trouvez-vous intéressant dans la corrida, sur le plan narratif ou cinématographique ?
Ce qui m’intéresse, c'est ce qui est le plus invisible, ce que personne n’a vu ou entendu, ce que ne peut saisir que l’œil de la caméra, ou un micro sans fil qu’on oublie, au bout de quelques heures... tout simplement parce que c’est plus original, voire, par moments, totalement inédit.
Ce n’est pas un documentaire comme les autres, un documentaire au sens classique du terme. Ce type de récit unique en son genre faisait-il partie du projet ou est-ce ce qui est ressorti au fil de la fabrication du film ?
Tout est venu chemin faisant, comme le fait que les membres de la quadrille deviennent les narrateurs involontaires du film, à travers leurs commentaires ou leurs dialogues. Avant de tourner, forcément, j'ignorais qu'ils seraient aussi intéressants et qu’ils pourraient structurer l’action. Moi aussi, ils m’ont surpris. J'utilise la matière qui moi me fascine, en gros.
Je vois une forme de continuité, ou certains parallélismes, dans l’esthétique et le style de vos films (l'usage qui y fait de la couleur, des bruits, du temps, du ton adopté...). Je pense surtout à Pacifiction [+lire aussi :
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interview : Albert Serra
fiche film]. L'histoire est-elle juste au service de l’esthétique, ou est-elle aussi une manière d’arriver au fond des choses ?
L'histoire ne sert à rien, je ne sais pas à quoi vous vous référez. Je travaille avec des images comme les poètes travaillent avec des mots. Il y a une sorte d'immanence en elles, de réversibilité, mais en même temps de fatalité. Elles ne disent rien de plus que ce qu'elles disent dans le contexte concret qu’est le film.
Le film est en fait un voyage, ou peut-être une immersion envoûtante, dans cet univers de la tauromachie. Recherchiez-vous cette immersion ?
Oui, tout ce qui vous hypnotise m'attire. Ça ne m'intéresse pas de réfléchir, ou de faire dans le didactique. Et s'il y a ici une touche de psychédélique, c’est encore mieux.
(Traduit de l'espagnol)
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