Jawad Rhalib • Réalisateur de Puisque je suis née
"Travailler sur le temps long du documentaire, c’est aussi avancer dans l’inconnu"
par Aurore Engelen
- Rencontre avec le réalisateur belgo-marocain à propos de son documentaire qui se penche sur les destinées souvent contrariées des enfants du Haut Atlas, entre tradition et ruralité
A l’occasion de la présentation en avant-première au Cinemamed de Bruxelles, rencontre avec le réalisateur belgo-marocain Jawad Rhalib à propos de son nouveau film, le documentaire Puisque je suis née [+lire aussi :
critique
interview : Jawad Rhalib
fiche film], qui à travers le destin singulier de Zahira, petite fille bien décidée à poursuivre ses études malgré les réticences de sa communauté, se penche sur les destinées souvent contrariées des enfants du Haut Atlas marocain, entre tradition et ruralité
Cineuropa : Qu’est-ce qui vous a donné l’envie et l’idée de vous pencher sur le sort de Zahira ?
Jawad Rhalib : Il y a quelques années, j’ai réalisé un autre documentaire, Fadma, même les fourmis ont des ailes [+lire aussi :
critique
bande-annonce
fiche film], dans cette même région du Haut Atlas. Je me suis aperçu que l’on était face à des villages complètement isolés du reste du pays, et que la situation des filles y était particulièrement préoccupante. La plupart d’entre elles sont déscolarisées à la fin de l’école primaire, car on souhaite les garder à la maison. Etant donné que les garçons souvent partent en ville, il faut bien avoir des petites mains. Le destin de ces filles, c’est d’abord de travailler au foyer, puis de se marier, et devenir bonne à tout faire auprès de leur belle-famille.
C’est l’influence de son institutrice qui change la vie de Zahira. C’est une jeune femme formidable, qui vit dans des conditions compliquées, avec un salaire de misère, et qui pourtant oeuvre pour changer l’avenir des enfants. Elle croit à l’école comme moyen de sortir de la misère, elle s’engage. Zahira est influencée par sa maîtresse, et ses lectures, notamment sur l’histoire de Al Kahina, une reine guerrière berbère, qui a lutté pour la liberté de son peuple.
Le film parle de tradition, d’éducation, mais aussi de ruralité.
Oui, les contraintes territoriales et climatiques sont très importantes, c’est pour ça que j’ai filmé pendant les quatre saisons, pour montrer les difficultés d’accéder à l’école notamment. La neige, la pluie, la chaleur. Zahira parcourt 6 kilomètres par jour pour aller et revenir de l’école. Le village, comme beaucoup d’autres au Maroc, est complètement isolé. Etrangement, le séisme de 2023, qui les rattrape à la fin du film, a été un drame mais aussi une opportunité, car il a permis de montrer leurs conditions de vie aux yeux des autorités. Enfin on les voyait, et on s’occupait d’eux.
Comment avez-vous choisi de donner à voir et comprendre cet isolement ?
A travers les images bien sûr, mais aussi à travers le temps, en montrant les longues marches des filles pour aller chercher le bois, s’occuper du bétail. Je voulais absolument refléter à ma mesure la réalité. Installer les longueurs. Elles ne me font pas peur quand elles racontent quelque chose. L’attente a beaucoup d’importance, il n’y a beaucoup de choses qui se passent dans le village, il fallait installer l’ennui. C’est ce que vivent les populations de ces régions reculées. C’est une histoire qui me semble universelle en ce sens, on aurait pu la raconter dans un village de Turquie, ou de Chine.
Le film met en évidence le courage de Zahira, puis celui de son père.
J’avais une assistante venue de l’un de ces villages, qui a pu poursuivre ses études grâce à une association, Education For All. Elle a fini par décrocher son diplôme de droit. Elle était un exemple, pour les villageois en fait. Le père de Zahira tient tête aux hommes du village dans ses échanges, même si chacun a ses raisons, je me garde bien de les juger. Je trouve très fort que le père de Zahira dise qu’il ne veut pas avoir de regret plus tard. Mais quand il la soutient, c’est aussi un investissement, il le lui dit, il croit en elle, et il espère qu’en retour, elle pourra l’aider. Zahira porte aujourd’hui une responsabilité terrible, elle ne peut plus reculer, et supporter les contraintes et les difficultés impliqués par son choix. Elle voit que son père s’est sacrifié pour elle.
Quel était le plus grand défi ?
C’est toujours la même chose en documentaire, on doit convaincre des partenaires, mais un documentaire, ce n’est pas un scénario, des dialogues, ou même de la mise-en-scène parfois, il faut s’adapter aux personnes dont on fait des personnages, à leur évolution. Il faut tenir sur la durée aussi. Il faut y aller, y revenir, tout reposait ici sur l’engagement des villageois, il fallait qu’ils adhèrent au projet, y compris le chef du village. On reste une équipe étrangère qui arrive, des Belges et des Marocains de la ville, et qui va montrer entre autres choses la misère dans laquelle ils vivent. Il faut que tout le monde le fasse dans la dignité. C’est de l’écriture évolutive. Ce sont les personnages qui dictent la narration, y compris la fin de l’histoire. On pensait avoir terminé quand Zahira réussit son examen pour pouvoir partir étudier. Le soir même où nous sommes rentrés à Bruxelles avait lieu le tremblement de terre qui a dévasté la région. Il y a eu beaucoup de victimes, des morts dont des amies de Zahira, des dégâts. Il était dès lors évident qu’il fallait qu’on retourne sur place, qu’on réactualise la fin. J’ai toujours répété : je ne sais pas comment le film va se terminer. Travailler sur le temps long du documentaire, c’est aussi avancer dans l’inconnu.
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