Manele Labidi • Réalisatrice de Reine Mère
“Produire du récit, c’est échapper à l’assignation”
par Aurore Engelen
- Rencontre avec la cinéaste qui présentait en clôture du Cinemamed son nouveau film, et qui nous parle de la façon dont elle a voulu explorer les questions d’exil et de racisme
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fiche film], dramédie familiale inclassable qui ambitionne de faire dialoguer la grande Histoire telle qu’elle est racontée par la doxa, et les multiples histoires qui forment la constellation des récits d’immigration qui ont fait la France dans les années 90. A l’occasion de la présentation du film en clôture du Cinemamed, elle nous parle de la façon dont elle a voulu explorer les questions d’exil et de racisme à travers les récits singuliers de Mouna, Amel et Amor.
Cineuropa : Qu’est-ce qui est au cœur du film, pour vous ?
Manele Labidi : J’aime bien présenter Reine mère comme un film à la fois intime et politique. Comme un film de cinéma, aussi. J’insiste sur cette dimension, parce que pour moi le cinéma est un instrument qui me permet de produire mon propre récit, de produire des images qui m’ont manqué, qui manquent toujours. Certes, je pars du réel, mais il y a quelque chose presque de l’alchimie de partir du réel, du trauma, de la souffrance, de la violence, et de les transformer grâce au cinéma.
Quelle est l'étincelle qui a transformé le matériau réel en fiction ?
Je voulais raconter cette histoire, et en même temps je m’y refusais. Quand je suis devenue mère, je n’ai plus pu échapper à l’obligation de revisiter mon enfance. Ça a commencé à bouger dans ma tête en partageant nos souvenirs avec mes sœurs et mes cousines. On en est venues à parler de Charles Martel, et on s’est aperçu qu’on avait toutes était confrontées à la même histoire, et qu’on avait toutes réagi de la même façon. La honte d’être nous-mêmes, d’être arabes.
Le moment où on m’apprend que Charles Martel repousse les Arabes à Poitiers, pour moi c’est un moment fondateur. C’est le moment où je me suis rendue compte que j’étais Arabe, et que ça allait être chaud. J’ai compris qu’une histoire était racontée sur nous, sur laquelle je n’avais aucune maitrise, et dont tout ce que je savais, c’est qu’elle n’était pas valorisante. A partir de là, je me suis dit que ce Charles Martel, je pourrais en faire un personnage, je ne savais pas si ce serait un fantôme, un monstre. Mais moi-même, j’étais piégée dans un narratif, celui du gars qui avait repoussé une invasion, mais je me suis rendue compte que Martel lui-même était prisonnier de ce narratif ! C’est alors devenu un complice pour mon héroïne, et pour parler du racisme, sans en faire un film de discours, mais à travers le cinéma de genre.
L’irruption de Charles Martel montre aussi comment l’histoire conditionne le présent.
Tout à fait, c’est le choc aussi entre les histoires, et l’Histoire, et qui les raconte. Je voulais que tous les personnages produisent leur propre récit. Produire du récit, c’est échapper à l’assignation. L’Histoire avec un grand H, c’est la manière ultime de façonner les imaginaires.
Votre couple, Amel et Amor, propose une dynamique amoureuse peu vue au cinéma ?
Dans l’imaginaire collectif, les couples arabes sont souvent définis par le travail, la parentalité, l’idée même de l’amour est absente. Ils sont lissés, sanctifiés même, ils n’ont ni aspérité, ni complexité. Une image finalement assez déshumanisante. Et puis je voulais un vrai couple de cinéma, flamboyant, désirable. Quelles sont les représentations de la masculinité arabe dans le cinéma français ? Les hommes arabes sont soit écrasés, soit diabolisés. Les femmes arabes sont soit dans le sacrifice, soit à sauver. Mais où est le désir ?
Ces personnages sont souvent plus des fonctions que des personnes ?
Oui, moi je voulais qu’ils incarnent le romanesque, pour les faire entrer dans l’universel. Je vois bien que la distance que peut créer un traitement naturaliste s’efface quand on y met du romanesque. Ce ne sont pas juste “les parents immigrés”, ce sont Amor et Amel. Ce basculement dans l’universel est presque une transgression, il faut le justifier. On m’a dit en lecture : “Oh, le personnage d’Amel est insupportable, il crache dans la soupe.” Mais pourquoi devrait-elle être tout le temps être sympathique ? Est-ce que le personnage immigré doit être parfait pour qu’on puisse l’aimer ? J’ai eu l’impression que sortir des archétypes, ça gène. Ça m’a renvoyé aux attentes que l’on peut avoir pour quelqu’un comme moi. J’ai bien conscience que la forme de mon film n’est pas une forme bourgeoise. Souvent avec les films qui traitent d’immigration, on dit d’eux, comme une chose positive, qu’ils sont plein de délicatesse. Moi, je ne voulais pas de délicatesse, je voulais un film prolo.
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