Léonor Serraille • Réalisatrice de Ari
"On ne regarde pas quelqu’un, on est avec lui"
par Fabien Lemercier
- BERLINALE 2025 : La cinéaste française décrypte son nouveau film, un magnétique portrait organique né d’un dispositif de travail très particulier avec des élèves du Conservatoire de Paris

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fiche film] de Léa Fehner et fondée sur des scénarios écrits à partir d’ateliers avec des étudiants du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. Comment êtes-vous arrivée sur ce projet ?
Léonor Serraille : J’ai été contacté par Grégoire Debailly (Geko Films) en 2020. Il préparait alors le film de Léa Fehner, donc ce n’était pas pour tout de suite. Quand nous nous sommes revus plus tard, je lui ai dit que j’étais partante, mais j’ai mis un peu de temps à rencontrer tous les élèves du Conservatoire impliqués : une promotion de 30 comédiens. J’étais un peu dans le flou car je n'avais jamais procédé ainsi et je ne savais pas encore trop de quoi je voulais parler. Mais ces rencontres ont été décisives car je me suis rendue compte que je voulais vraiment travailler avec eux et que j’avais envie d’être un peu chamboulée dans ma façon de faire. J’avais l’idée du sujet des jeunes professeurs car je l’avais abordée à la fin d’Un petit frère. Au départ, je voulais parler de l’école, mais cela s’est un peu estompé au profit d’une solitude, d’une relation père-fils, de parler d’aujourd’hui. Ce sont ces discussions avec ces 30 personnes parmi lesquelles je devais en choisir 15 pour l’atelier qui m’ont fait virer un peu de bord, même si la question des difficultés des jeunes professeurs est toujours dans le film, mais plus en filigrane que prévu. J’ai filmé toutes ces discussions, je les ai regardées et je me suis mise à mélanger mes envies de film et les sujets de ces échanges.
Derrière le portrait de Ari se dessine un portait sociétal de génération.
Cela se fait de façon invisible quand j’écris. Ce qui m’a plu et surpris au cours des rencontres avec les élèves, c’est que les femmes étaient déterminées, moins fragiles que les hommes. Elles n’abordaient pas la question de la parentalité, du futur : elles mettaient le travail au centre. Les hommes étaient beaucoup plus sensibles et ce sont eux qui parlaient d’être parent plus tard. Je ne me suis pas dit que je devais parler de notre époque, mais je pense que cela a infusé dans l’écriture. Cela s’infiltre dans la trame très forte d’un personnage. C’est ce qui me plait : suivre quelqu’un et rester ouvert, comme dans la vie, à ce que quelque chose nous fracasse, nous fasse du bien, nous caresse dans le sens du poil ou au contraire nous surprenne. Car on est seul mais tout le temps connecté aux autres. Quant aux thématiques du film, elles ont émergé à partir du vécu des élèves et de leurs perceptions de la vie actuelle. Ils ne sont pas un échantillon parfaitement représentatif de la France, mais c’était un patchwork très intéressant. J’ai beaucoup utilisé leurs improvisations lors des répétitions, leur façon de capter et de parler de l’époque. Ils sont presque co-auteurs du film. J’avais envie d’aborder beaucoup de sujets, d’une enquête, de parler du monde, de politique, mais cela a un peu changé en cours de route car la préoccupation d’Ari et ce qu’il a à apprendre sur lui-même m’ont happée. Il fallait le film parle de maintenant mais sans que cela se sente, donner de la matière à réflexion sans la servir sur un plateau car en tant que spectatrice, je suis assez réfractaire aux messages, à la propagande. Il fallait un mélange, de l’affection pour tous les personnages et des petites graines discrètes, quelque chose de très simple et en même temps beaucoup de petites choses qui peuvent arriver tout le temps.
Qu’est-ce qui vous a poussée vers un personnage doux, quasi poétique, dans un monde rugueux ?
L’époque est dure. C’est ma propre sensation de la vie, le sentiment d’être fragile dans un monde absurde. Qu’est-ce qu’il nous reste au quotidien pour pouvoir affronter tout cela ? Les autres, les amis, l’amour, la douceur, la sensibilité, l’humour, la bienveillance et aussi le rien par opposition à l’action, c’est-à-dire l’écoute, l’attention, l’observation. La douceur d’Ari se diffuse dans tout cela. Il a une forme de délicatesse, d’élégance. À travers ce personnage, je cherchais comment on peut traverser l’époque : qu’est-ce qui est possible quand on est un peu perdu, qu’on n’a pas grand-chose, même matériellement, et que certains de nos rêves sont un peu abîmés ? C’est comme un tri et je trouvais cela bien que Ari soit un homme car je suis en manque au cinéma de personnages masculins qui doutent, qui craquent un peu, qui sont fébriles, qui ne sont pas des rocs. Quant à la poésie, il n’y a pas juste celle à lire, mais aussi celle des gens, la matière poétique qu’ils ont en eux et qui se diffuse.
Quid de la forme du film avec une caméra très proche, presque tactile ?
Pour moi, un film portrait est passionnant si le rôle et l’acteur font corps. Je ne maîtrise pas ça à 100%, mais c’est comme de la peinture : on est guidé par cet homme qui joue Ari qui a une certaine sensibilité, donc il faut que le film lui ressemble. Ari est un peu dans une bulle, il est aquatique, fragile mais il a aussi beaucoup d’atouts, une forme de grâce. C’est en travaillant avec Andranic Manet, en lui laissant beaucoup de place pour qu’il imprime son style, que s’est construite petit à petit la sensibilité du rôle et ensuite, avec l’équipe technique, nous avons cherché à faire corps avec la matière qui est dans sa tête : on ne regarde pas quelqu’un, on est avec lui, on est proche de lui, on regarde le monde avec lui. Avec des peaux non-maquillés car c’est un film sans HMC (ndr. Habillage Maquillage Coiffure), quelque chose d’un peu brut, on peut s‘émerveiller juste d’un regard, d’un sourire, revenir à quelque chose de basique. Car cela réveille, cela rapproche des gens, cela permet de mettre des loupes sur beaucoup de choses et de retourner ensuite à la vie en étant chargé de tout cela.
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