Gemma Blasco • Réalisatrice de La furia
“Ça m'intéressait beaucoup, de me concentrer sur la solitude des victimes et la difficulté de raconter”
par Júlia Olmo
- La réalisatrice catalane nous parle de l'élaboration de son film et de la réalité des victimes d'agressions sexuelles

La réalisatrice catalane Gemma Blasco nous parle de l’élaboration de son film, La furia [+lire aussi :
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fiche film], présenté au festival SXSW d'Austin et à Malaga, ainsi de la réalité de la situation des victimes d’agressions sexuelles.
Cineuropa: La furia est l'histoire d'une agression sexuelle, que vous avez filmée en laissant l’écran entièrement dans le noir. Pourquoi cette décision ?
Gemma Blasco : Il était clair pour moi, d'emblée, que je voulais montrer l’agression, d'une manière ou d'une autre, car pour moi, ne pas la montrer serait revenu à détourner le regard, comme si dans un sens, ça ne s’était pas passé. Je ne voulais cependant pas en faire un spectacle et surtout, je voulais être le plus respectueuse possible avec les victimes qui verraient le film, ainsi qu’avec les acteurs qui ont participé à la scène. C'est ainsi que j'en suis arrivée à l’idée de raconter la chose à travers le son : c'était une façon de résoudre toutes ces questions et en même temps, narrativement, ça ajoutait d'épaisseur à l'ensemble. Ça nous a aussi permis d'avoir une séquence qui met mal à l’aise sans être sordide. Elle n'est est pas moins terrible, parce que le son ouvre la porte à l’imagination, ce qui est presque pire, mais elle nous amène aussi à une lecture qui me paraît intéressante, dans le sens où le spectateur ne voit pas ce qui se passe, mais comme le film ne quitte jamais l’héroïne, on la croit à 100%, même sans avoir rien vu.
L’agression se passe pendant une fête entre gens qui se connaissent, entre amis et amis d'amis, donc dans un environnement qui pourrait paraître sûr…
Oui, avec Eva Pauné, ma coscénariste, il nous paraissait intéressant de nous pencher sur le cas des agressions sexuelles qui se produisent dans des contextes où règne une certaine confiance, où se mêlent des amis et des inconnus, chez une amie. Énormément d’agressions surviennent dans le contexte de lieux connus où les victimes vont souvent, des lieux où elles vont devoir retourner, et nous voulions que cela soit reflété dans le film.
Le film parle de la peur, de la honte, de la solitude des victimes, de l'hésitation à raconter ou pas l’agression, ainsi que du sentiment de culpabilité et du cauchemar que devient votre vie après…
L'héroïne passe par différentes phases du choc post-traumatique, et ça m’intéressait de me concentrer sur la solitude des victimes ainsi que la difficulté qu'elles ont à raconter ce qui s'est passé, et de donner une réponse à cette difficulté, qui est en l’espèce la réaction du frère. Je continue de trouver hallucinante la manière dont on remet en question le témoignage des victimes à chaque affaire de viol en disant : "Si elle est si victime, pourquoi n’a-t-elle pas porté plainte ? Pourquoi a-t-elle mis des années à raconter ?". Le film répond un peu à ces questionnements. Nous ne sommes pas encore assez bien préparés pour accompagner les victimes. J’ai essayé de faire en sorte que mon apport soit d'amener tous ceux qui n'ont pas assez conscience de la difficulté de tout ce processus à le comprendre un peu mieux. Et, pourquoi pas, d'amener une victime d'agression restée silencieuse qui verrait le film à sentir qu’elle est un peu moins seule que ce qu’elle pensait. Pour moi, c’est très clair : ne pas porter plainte ou ne pas dire ne vous rend pas moins victime.
La tragédie d'Euripide, Médée, joue un rôle très important ici. En quoi vous intéressait-elle ?
Je trouvais intéressant de me rapprocher de la tragédie pour l’idée du fatidique. Le film en lui-même est de fait une sorte de tragédie. Médée me captive par son obscurité, mais aussi par sa soif de vengeance et sa relation avec tout ce qui est sexuel. Et parce que c’est une sorcière et qu’elle s’éloigne de ce qu’on attend d’elle. Elle cherche son pouvoir et devient maîtresse de sa souffrance, ce qui se retrouve dans le film, dans son effort pour que son frère ne lui "vole" pas son histoire. Par ailleurs, ça me permettait d'évoquer l’utilité de la fiction comme mécanisme pour mettre en œuvre une vengeance totalement inhumaine sans qu’elle dépasse les limites de la réalité.
Au bout du compte, le film parle aussi de la lutte entre l’instinct et la raison…
J'évolue moi-même entre ma part dominante, la raison et des idées sociales et politiques qui m’éloignent de la violence et m'amènent à chercher la médiation et la compréhension, mais je me demande si c'est ce que je ressens vraiment ou si c'est quelque chose qu'on m'a inculqué. Je suis convaincue que la violence ne génère que davantage de violence mais parfois, mon instinct fantasme à l'idée de mettre le feu à tout, de frapper les agresseurs de mes amies et de hurler très fort. Je crois que le film parle de ça et naît de ça : de l'envie de profiter du cinéma et de la fiction pour faire tout ce que je n'oserais jamais faire dans la vie réelle, pour faire des choses qui ne correspondent pas à mes idées.
(Traduit de l'espagnol)
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