CANNES 2025 Semaine de la Critique
Ava Cahen • Déléguée générale, Semaine de la Critique
"Nous ne cherchons pas un consensus mou"
par Fabien Lemercier
- La déléguée générale de la Semaine de la Critique du Festival de Cannes commente sa sélection 2025

Ava Cahen, déléguée générale de la Semaine de la Critique depuis trois ans, décrypte pour Cineuropa la sélection 2025 (lire l’article) de la section parallèle dont la 64e édition se déroulera du 14 au 22 mai dans le cadre du 78e Festival de Cannes.
Cineuropa : Comment s’est déroulé le processus de sélection ?
Ava Cahen : Les films sont arrivés un peu plus tardivement cette année, ce qui nous a demandé un marathon un peu différent. Mais cela s’est extrêmement bien passé avec le comité de sélection qui était en partie renouvelé. Cela a été très joyeux et très dense. Nous avons vu 1000 longs métrages et le comité court-métrages a visionné 2340 courts (un record).
Y-a-t-il eu beaucoup de discussions pour aboutir à la sélection des 11 longs métrages ?
Les films ont suscité beaucoup d’enthousiasme et de débats. C’est cela qui est passionnant dans l’activité de sélectionneur, mais aussi de le faire avec des critiques de cinéma. Ce que nous essayons à la Semaine de la Critique, c’est de donner de la voix à des films qui puissent faire discuter. Nous ne cherchons pas un consensus mou. Derrière la révélation des films, il y a une révélation d’auteurs et généralement de sujets universels, contemporains et qui grattent un peu. Et en dehors de thématiques qu’ils abordent et du regard qu’ils portent sur le monde, tous les films que nous avons sélectionnés nous ont bouleversés artistiquement par leur sens du cinéma. Derrière ces films, il y a de grands cinéastes qui vont, je l’espère, encore plus exploser par la suite.
Le plus grand bidonville d'Europe (Ciudad sin sueño), le deuil et la précarité (Kika), le réveil de conflits et de traumatismes (Imago), une mère et ses deux filles endettées (Left Handed Girl), les déambulations d’un jeune homme à la rue (Nino), une unité pédiatrique (L’intérêt d’Adam) : une bonne part de votre sélection plonge au coeur des difficultés du monde contemporain. Est-ce une tendance que vous avez notée plus généralement parmi tous les films reçus ?
Oui. Globalement, le monde va mal et le cinéma s’en fait l’écho. Les sujets qui traversent la sélection sont des sujets plutôt graves, mais ce qui nous a touchés, c’est que derrière la gravité de ses sujets très universels, il y a énormément d’espoir. Ils sont traités de façon très tranchante, par une forme, une esthétique, une volonté de mettre en scène, qui ne sont jamais misérabilistes, jamais sombres. Tous ces films sont percés de lumière et c’est cela qui nous a donné encore plus envie de les défendre et de les soutenir. C’est ce qui est prodigieux par exemple dans le film de l’Espagnol Guillermo Galoe (Ciudad sin sueño) qui a réussi, avec l’appui de habitants de la Cañada Real, à tourner dans ce bidonville et à nous ouvrir les yeux sur cette réalité.
En compétition figurent un documentaire (Imago) et deux premiers longs de fiction de cinéastes venus du documentaire (Ciudad sin sueño et Kika). Quid de cette tendance ?
Capter le réel a toujours été un enjeu et c’est vrai que les approches documentaires et fictionnelles ont de plus en plus tendance à se croiser, notamment avec de plus en plus de films à dispositif. Mais nous sommes allés chercher autre chose que cette hybridation. Un peu comme Jonathan Millet l’an dernier avec Les Fantômes [+lire aussi :
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fiche film] (qui était aussi un documentariste passant à la fiction), il s’agit de comment on traduit la réalité à travers le prisme du narratif, à travers du romanesque, à travers l’incarnation d’histoires très puissantes et très réalistes par des personnages et des révélations d’acteurs (comme Manon Clavel dans Kika d’Alexe Poukine).
Votre sélection couvre néanmoins plusieurs genres avec aussi une comédie pure (Baise-en-ville), un polar noir (Reedland), une comédie dramatique (Des preuves d’amour) et un film de fantômes (A Useful Ghost).
Le film du Thaïlandais Ratchapoom Boonbunchachoke est complètement fou ! Après avoir vu cette satire sociale fantastique, je crois qu’on ne passera plus jamais l’aspirateur de la même façon. Quand nous avons établi notre shortlist, nous essayons surtout de réfléchir à la manière de faire exister ensemble les films qu’on aime, et non les uns contre les autres, que chacun ait sa propre couleur, son propre territoire de cinéma à défendre. C’est ce panachage que nous essayons de mettre en place.
L’apparition d’un film tchétchène au programme est relativement inattendue.
L’industrie du cinéma en Tchétchénie, c’est très complexe... Tous les pays du monde n’ont pas l’apport d’un CNC. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il y a de très nombreuses coproductions françaises car la France aide le cinéma international en difficulté se développer. Et Imago est un documentaire autobiographique très dense et passionnant, monté par Laurent Sénéchal (Les Fantômes, Anatomie d’une chute [+lire aussi :
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fiche film]).
Avec Planètes, l’animation revient fois à la Semaine pour la première fois depuis 2019.
Nous avons un coup de foudre pour ce film de la Japonaise Momoko Sato qui nous embarque dans un voyage à hauteur de pissenlits. Vivre des émotions à travers du végétal, nous n’avions jamais vécu ça ! C’est psychédélique, d’une esthétique incroyablement singulière et nous avions envie de clôturer la Semaine en beauté avec un message tourné vers le vivant, vers une conscience écologique universelle.
La sélection est très eurocentrée avec un solide parfum d’Asie. Où sont passés les autres continents ?
C’est toujours le hasard de choix et des coups de cœur. Avec 11 films, nous ne pouvons pas représenter toute la mappemonde. Et il faut prendre un peu de recul car par exemple l’Amérique Latine a été pleine de vitalité ces dernières années à la Semaine. Il n’y a pas de territoires moins en forme, c’est simplement notre coeur qui nous a poussé ailleurs, même s’il ne faut pas oublier qu’avec les dictatures et les guerres, il est très compliqué pour les artistes de créer dans certains pays comme l’Argentine notamment.
Les productions française et belge se taillent la part du lion.
La Semaine a un grand amour pour le cinéma belge et c’est une histoire qui dure, on peut penser notamment à C’est arrivé près de chez vous (1992). Depuis Rien à foutre [+lire aussi :
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fiche film], on constate une vitalité folle dans le cinéma belge qui s’empare de questions sociales très fortes et à chaque fois avec des outils de cinéma très percutants. Avec Laura Wandel (L’intérêt d’Adam) et Alexe Poukine (Kika), ce sont encore de nouvelles voix qui se confirment et qui s’affirment. Et c’est aussi très beau de voir que ce renouveau du cinéma belge passe par des réalisatrices. D’ailleurs, même si nous ne pratiquons pas de quotas, ce n’est pas totalement le fruit du hasard si cette année, six des 11 films sélectionnés ont été réalisés par de femmes. Nous sommes toutes et tous plus sensibilisés à cette question et nous avons peut-être un oeil plus attentif. Cette année, par exemple, toutes sélections cannoises confondues, tous les très bons premiers longs français ont été réalisés par des femmes. Il y a une nouvelle vague de réalisatrices qui émerge et je me réjouis toujours de présenter les œuvres des femmes et qu’on arrive à une forme d’égalité et de parité.
Comment gérez-vous la concurrence avec l’attractivité de la Sélection Officielle, notamment avec Un Certain Regard désormais clairement destiné aux jeunes talents, et une Quinzaine des Cinéastes très friande également en premiers longs ?
Il n’est pas rare que nous ayons ait des appétits communs et nous sommes tous sensibles aux bons films. Mais ce sont des discussions que nous avons aussi avec les producteurs, les vendeurs, les distributeurs quand les films en sont pourvus. Nous essayons de voir quelle est la meilleure combinaison, la meilleure possibilité, le meilleur écrin. Pour certains films, telle ou telle exposition peut sembler plus adaptée, mais on discute, on ne s’empare pas des films. Une sélection c’est le fruit d’une mure réflexion, guidée par des coups de cœur et par une réflexion sur la manière de faire briller un film de la meilleure des façons : c’est très important pour des premiers films dont nous sommes en réalité les premiers spectateurs. C’est une responsabilité et la Semaine est aussi un endroit d’engagement car au-delà de leur mise en lumière à Cannes, nous accompagnons les films avec des reprises et jusqu’à leur sortie en salles. Ce qui est essentiel pour nous, c’est que ces films trouvent des distributeurs, français notamment, qu’ils puissent être mis sous les yeux des spectateurs.
Je me réjouis, et c’est vraiment très honnête et pas de la langue de bois, de voir d’autres premiers films ailleurs qu’à la Semaine de la Critique. Je suis très fière de notre sélection 2025 et nous allons présenter des films que nous avons vraiment voulus. Et nous avons aussi remarqué que des talents issus de la Semaine de la Critique fréquentaient désormais les grandes marches du Palais des Festivals comme Julia Ducournau évidemment, mais aussi Hafsia Herzi, Óliver Laxe, Hubert Charuel, Alex Lutz. C’est un jeu que nous jouons tous car en réalité, ce que nous voulons tous, c’est donner de la visibilité à des cinéastes. À la Semaine de la Critique, notre ambition, c’est d’essayer de percevoir derrière les premiers et les deuxièmes films, des qualités immenses et potentiellement une grande filmographie à suivre, que ces cinéastes soient sélectionnés ensuite en compétition dans les plus grands festivals du monde et à Cannes en particulier.
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