Kirill Serebrennikov • Réalisateur de La Disparition de Josef Mengele
"Je voulais appréhender le système collectif appelé Mengele : les gens qui l'ont aidé, protégé, caché"
par Mariana Hristova
- CANNES 2025 : Le cinéaste russe en exil nous explique pourquoi il a voulu passer sous le microscope l'esprit d'un nazi à l'écran et dévoile quelques détails sur les coulisses du tournage

Le prolifique Kirill Serebrennikov est de retour au Festival de Cannes un an après y avoir présenté son film précédent, Limonov, la ballade [+lire aussi :
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fiche film], en compétition. Cette fois, il est au programme de Cannes Première avec La Disparition de Josef Mengele [+lire aussi :
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interview : Kirill Serebrennikov
fiche film]. Le personnage peu aimable au centre du film donne lieu à des réflexions peu habituelles, comme le souligne le cinéaste dans l'entretien qui suit.
Cineuropa : Dans Limonov, la ballade comme dans La Disparition de Josef Mengele, vous présentez l'histoire sous un angle nouveau. Est-ce un choix conscient ou une approche qui a émergé de vos recherches ?
Kirill Serebrennikov : C’est intentionnel. La majeure partie du discours sur le monde d’après la guerre vient du côté des victimes, une matière importante et riche. On entend la parole des victimes, mais comment ces gens éduqués, des gens qui connaissaient la poésie et la musique, sont-ils devenus des monstres ? J’ai été inspiré par l’extraordinaire roman Les bienveillantes de Jonathan Littell, qui consiste en un monologue par un officier SS. La lecture de ce livre a été un choc pour moi. Pour la première fois, j’étais à l’intérieur de l’esprit d’un nazi. Ça m’a aidé à comprendre cette configuration d’esprit. Mon intention était de faire la même chose : de mettre la caméra à l’intérieur du cerveau de Mengele et de montrer ses motivations. Je voulais par ailleurs mieux comprendre le système collectif appelé Mengele : les gens qui l’ont aidé, protégé, financé et caché. Ensemble, ils ont rendu Mengele possible. Après la guerre, ils l'ont aidé à se soustraire à la justice et à la vengeance. C'est de ça que parle le film, plus que d’un seul homme.
Ce qui me paraît dangereux, aujourd'hui, c’est que nous avons perdu le sens de ce qui est bien et de ce qui est mal. Quand la situation est floue, nous perdons notre sentiment de stabilité, notre humanité. Nous avons besoin d’être capables de reconnaître clairement le mal. Si on dit "c’est compliqué" et qu'on se met à justifier les choses, on tombe dans le piège de la propagande. Dès le moment où on dit "ce n’est pas bien de tuer les gens, mais…", ce "mais" est ce qui va faire couler beaucoup de sang.
Le film s’inspire du livre du même nom d’Olivier Guez, mais je suppose que vous avez fait des recherches supplémentaires ?
Le livre a été notre guide principal, bien sûr, mais comme je ne suis pas quelqu’un qui sait tout sur Mengele, retracer son parcours était un challenge pour moi. J’ai donc dû interrroger beaucoup d'Allemands qui m’ont parlé de leur passé, révéler quels squelettes ils avaient dans leur placard. Je ne suis pas allemand ou germanophone, dont j’avais besoin d’en apprendre davantage sur la vie en Allemagne après la guerre, sur les familles, l’héritage de la défaite, le silence. J’ai sondé des acteurs, des journalistes, des amis, des producteurs (j'ai réalisé en tout près de 30 entretiens) pour entendre ce qu'ils avaient à raconter sur leurs grands-parents et sur la manière dont ils se sont comportés pendant et après la guerre. Beaucoup ont dû garder le silence. Il n’était même pas acceptable de dire "je suis allemand". Ce qui est intéressant, c'est que nous n’avons pas pu obtenir de financements de la part des institutions allemandes – comme ça s'est passé pour La Zone d'intérêt, qui n'en a eu aucun. Les fonds allemands disent : "Nous n'avons plus d’argent pour les films sur l'Holocauste ou liés aux nazis, nous en avons assez". Peut-être qu’ils ont raison, mais il fallait quand même qu’on fasse ce film.
Sans financement des institutions allemandes, êtes-vous inquiet pour la sortie du film en Allemagne ?
Oui, c’est un sujet très douloureux. Après, les Allemands adorent discuter, donc peut-être que le film a le potentiel de générer un vaste débat dans le pays. Ce serait bien. Nous avons un distributeur allemand. Je l’ai vu hier et il m'a dit qu’ils feraient de leur mieux pour lancer le film dans un maximum de salles.
Maintenant que vous n'êtes plus en Russie, vous travaillez dans plusieurs langues et dans plusieurs pays. Vous considérez-vous comme un cinéaste transnational ?
Oui. Je suis en train de mettre en scène Boris Godounov à Amsterdam : ce sera mon premier opéra russe à l’étranger. C’est très sérieux. Avant, je travaillais sur Wagner, Mozart, des classiques européens, mais ça, c’est différent. Après, je vais faire un film ou un opéra en France, tourner en Lettonie, jouer en Autriche et en Allemagne. C’est pour cela que j’adore l'Europe : tout y est transparent, proche, culturellement riche. On peut faire beaucoup de choses à différents titres professionnels et dans différents contextes culturels.
Pour ce qui est des langues, nous en avions douze sur le tournage de La Disparition de Josef Mengele. Nous avons fait venir des gens de différents pays, car il était essentiel pour moi d’avoir des locuteurs natifs – ça sonne toujours faux, sinon. Je l'entends dans d’autres films, et c'est nul. J’ai insisté sur cette authenticité, même si ça coûtait plus cher. Nous avions des gens parlant le portugais brésilien (pas le portugais du Portugal) parce que le film passe en partie au Brésil, des hispanophones, de vrais pratiquants de l'umbanda, pour que ce soit authentique. C’était un assemblage complexe de visages, d'identités, de discours, mais ça a été assez plaisant pour les Allemands vivant en Amérique du Sud – que nous sommes allés chercher dans différents endroits. Tous n’ont pas voulu participer, bien sûr, à cause de leur passé.
(Traduit de l'anglais)
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