Joachim Trier • Réalisateur de Sentimental Value
“J'ai 50 ans et j'ai deux jeunes enfants, et le monde aux abois : je crois que nous sommes prêts pour un peu de tendresse”
par Jan Lumholdt
- CANNES 2025 : Le cinéaste norvégien nous parle de son nouveau film et du fait qu'il est dans une phase "chanceuse" dans sa carrière

Avec son sixième long-métrage, Valeur sentimentale [+lire aussi :
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interview : Joachim Trier
fiche film], Joachim Trier a décroché le Grand Prix du 78e Festival de Cannes (lire l'article). Nous avons interrogé le réalisateur norvégien alors qu'il était de retour à Oslo après cette escapade festivalière bien employée, où il a aussi fait une déclaration audacieuse sur "le nouveau punk" d'aujourd'hui qui lui a valu beaucoup d'attention.
Cineuropa : D'aucuns ont émis l'idée que Valeur sentimentale serait un film particulièrement personnel pour vous. Qu'en dites-vous ?
Joachim Trier : Eskil Vogt et moi écrivons toujours "à partir de nous-mêmes", et ces questions complexes liées à la famille sont une chose à laquelle la plupart d’entre nous peuvent se rapporter. Plutôt que d’être personnel (dès le début, il s'agissait de deux sœurs), l’objectif est d'établir un ton qui sonne vrai par rapport à une situation que je connais bien. Cette famille en particulier ne va pas bien, au début, pour plusieurs raisons qui n'ont jamais été traitées, entre le père absent qui ne pense qu'à lui et la fille pleine de ressentiment, mais elle fait des avancées au fil du film. Quand on les quitte, à la fin, il reste des angles à arrondir, mais la voie est ouverte. Je crois en cette ouverture, du moins je veux y croire, et je crois que c'est un élément assez vrai, que le spectateur peut emporter ensuite avec lui.
Le nom de la fille aînée est Nora. Ce film serait-il la version Trier-Vogt de la tradition scandinave instiguée par Ibsen et Strindberg, Ingmar Bergman, et peut-être aussi Woody Allen, quand il regarde vers le nord ?
Il y a une scène où Renate Reinsve et Elle Fanning sont assises dans le théâtre, vêtues de blanc, entourées de rideaux rouges. Soudain, on s'est dit : "Mais on dirait que ça sort tout droit de Cris et chuchotements !", ce qui était tout sauf prévu, du moins consciemment. Je n'essaie jamais d'imiter Bergman, ce n’est juste pas la chose à faire. Mais il est là, bien sûr, en tant qu'étoile du berger scandinave et figure canonique pour n’importe quel cinéphile. Quant au nom du personnage de Renate, Nora, c’est surtout parce que la moitié des filles de la classe moyenne intellectuelle norvégienne s’appellent Nora. J'en connais pas mal moi-même.
Le père, suédois, est incarné par Stellan Skarsgård qui, justement, a jadis travaillé avec Bergman, notamment sur du Stringberg. Qu’est-ce qui vous a amené à le choisir pour ce rôle ?
C’est très simple : j’ai hâte atteint un stade "chanceux" de ma carrière où je peux aborder des acteurs d’une certaine envergure, et pas des moindres. Sur cette "liste", Stellan est tout en haut. La même chose vaut pour Lena Endre et Jesper Christensen : interagir avec eux est un pur bonheur.
La déclaration "La tendresse, c'est le nouveau punk" que vous avez faite en conférence de presse à Cannes a instantanément marqué les esprits, peut-être autant que celle de votre homophone danois sur les nazis, en 2011. Cette année-là, malgré vos protestations, on vous avait parfois désigné comme "le gentil Trier". Aujourd'hui, finalement, c’est peut-être là qu'est votre plus grande force : dans cette fameuse "tendresse".
Je viens d’une ère radicale, et j’ai certainement un côté radical. Aujourd’hui, j’ai 50 ans et deux jeunes enfants, et le monde est aux abois. Mon impression est que nous sommes prêts pour de la tendresse et une réconciliation. Ça ne se fera néanmoins pas sans huile de coude. La musique que nous avons choisie pour la bande originale est principalement de la soul, avec des artistes comme Terry Callier et Gil Scott-Heron, en particulier la chanson “Pieces of a Man”. Quand on entend ce morceau, on est apaisé par le son, mais en-dessous, quelque chose de très conséquent et de politique est exprimé. Ça correspond pas mal à ma manière de voir les choses.
Votre œuvre de "tendresse" vous a valu un Grand Prix à Cannes. Est-ce que vous allez garder ce sentiment par la suite, ou allez-vous tuer Renate Reinsve au bout de trente minutes dans votre prochain film, qu'on sache que vous refusez d'être catalogué ?
Je ne vais certainement pas faire ça ! Si je devais me comparer, entre Stanley Kubrick, qui ne faisait jamais le même film, et Woody Allen, qui fait toujours le même, je suis peut-être légèrement plus proche de Woody. Cela dit, si vous regardez Kubrick, il changeait peut-être de genre à chaque film, mais il n’en était pas moins toujours Kubrick.
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interview : Joachim Trier
fiche film], on en a conclu que c’était la troisième partie de votre "trilogie sur Oslo". De votre propre aveu, vous avez sérieusement envisagé de faire une trilogie en quatre parties. Valeur sentimentale est-il ce quatrième volet ?
Ah, c'est vrai, merci de me le rappeler ! Je ne vois pas tout à fait Valeur sentimentale comme la quatrième partie, car c’est "La Maison" qui est le centre de l’attention, plus que "La Ville". Mais on verra. D’abord, ce film va sortir dans le monde, ce dont j’ai vraiment hâte. Ensuite, je vais me poser et essayer de comprendre où j’en suis. La réponse pourrait bien être Oslo, d’ailleurs...
(Traduit de l'anglais)
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