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BRIFF 2025

Eve Duchemin • Réalisatrice de Petit Rempart

"Le but est d’aider ces femmes sans abri, pourtant simultanément, on les fragilise"

par 

- La réalisatrice nous parle de son portrait intense mais lumineux d’une femme qui suite à un déclassement brutal, trouve refuge dans une structure d’hébergement d’urgence

Eve Duchemin • Réalisatrice de Petit Rempart
(© Aurore Engelen)

Remarquée avec En bataille, portrait d’une directrice de prison (Magritte du Meilleur documentaire en 2018), puis Temps mort [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Eve Duchemin
fiche film
]
, Eve Duchemin revient avec Petit rempart [+lire aussi :
critique
interview : Eve Duchemin
fiche film
]
, portrait intime de Mariem, cinquantenaire qui fait face à ce que l’on nommerait pudiquement un "accident de la vie" - elle a dû fuir un conjoint violent -, nous invitant auprès d’elle dans une immersion au long cours au coeur d’un centre d’hébergement d’urgence pour femmes isolées. Le film est sélectionné en Compétition Nationale au Brussels International Film Festival (BRIFF).

Cineuropa : Quelles sont les origines du projet ?
Eve Duchemin :
Alors que j’attendais que sorte Temps mort, mon précédent film, j’ai participé à un atelier de théâtre avec des femmes sans abri. J’étais contente de pouvoir filmer à nouveau le réel, et je me suis surprise à rencontrer des femmes que je croisais pourtant en bas de chez moi, à la rue, et que je n’avais pourtant jamais vraiment vues. Comme pour mes projets précédents, l’idée était de donner la parole à des gens qui n’ont pas l’habitude qu’on les écoute, et c’est toujours étonnant. Et puis un jour, Mariem est arrivée, en retard, avec ses Timberland à talons et ses longs cheveux blonds. A première vue, elle n’avait rien à voir avec les autres participantes, on aurait dit une directrice commerciale qui s’était trompée de salle. Mais non. C’est là que commence le film, je crois.

Alors vous filmez à la fois votre rencontre avec Mariem mais aussi avec le centre d’hébergement dans lequel elle a trouvé refuge.
Quand on pense à une femme sans abri, on convoque des clichés, quelqu’un qu’on devrait enjamber dans la rue, physiquement déclassée. Mariem est loin de tout ça, la première question, pour nous deux, était donc : est-ce légitime de la filmer elle pour traiter de cette question ? Dès le début, Mariem m’a dit : "je sais que je suis privilégiée, tu peux me filmer, mais je veux aussi que tu filmes les autres femmes." En même temps, malgré le milieu d’où elle vient, le confort dans lequel elle a vécu, son corps porte les stigmates de sa trajectoire. Son corps a été dominé. Il y avait donc l’idée de contrer l’image toute faite. Et puis avec le temps long du tournage, d’autres vérités finissent par apparaitre. Il fallait aussi filmer le lieu. C’est une vie de dortoir, forcément il y a beaucoup de femmes, qui changent souvent en plus. Alors le film témoigne de leurs relations, et à travers toutes les autres femmes, d’autant de destins possibles. Et puis le lieu, c’est aussi un lieu fermé, qui rappelle la prison, avec ses règles, ses horaires. C’est un système asilaire. Une fois encore, j’ai filmé des murs et des couloirs vides. Le système les infantilise, et d’une certaine façon, ce qui les retire du monde pour les protéger de sa violence les en exclut aussi. Le but est de les aider, pourtant simultanément, on les fragilise.

Il faut une grande confiance entre vous, d’autant que le tournage va durer beaucoup plus longtemps que prévu.
On pensait s’engager pour deux ou trois mois, ça en a duré neuf. Mariem pense au départ que sa situation va vite se régler, mais on se rend compte qu’elle est prise dans un labyrinthe administratif terrible. Et le temps qui passe lui fait comprendre que les problèmes personnels qu’elle a traversés vont être beaucoup plus longs à soigner qu’elle ne le pensait. On comprend aussi que même si elle s’en sort, ce n’est pas pour autant qu’elle est tirée d’affaire. Quant à la confiance, je crois aussi qu’elle a compris que le film mettrait longtemps à sortir. Elle n’avait pas parlé de sa situation à ses enfants, elle voulait attendre d’être sortie. D’ailleurs, elle n’a pas non plus voulu voir le film en montage. Elle avait vu mes films précédents, c’était un gage suffisant pour elle. Elle voulait attendre de le voir "en grand".

Quel a été le plus grand défi pour vous ?
Ne pas faire croire que tout pouvait aller mieux par magie. C’est pour ça aussi que je ne filme pas l’après, quand Mariem sort, qu’on ne croit pas que tout est réglé. Il faut qu'on arrête de croire qu'il suffit de mettre un pansement pour que les gens aillent mieux. Et puis pour moi, ce qui est important, toujours, dans ce cinéma immersif, c'est l'identification à l’autre, qui permet de déplacer notre regard, et d’augmenter nos imaginaires. Comme Mariem avait une bonne situation, c’était aussi une porte d’entrée supplémentaire pour beaucoup de spectateurs, et puis à ses côtés, on observe plein d’autres situations. Je voulais montrer des femmes dans leur vulnérabilité aussi.  J’ai l'impression que le fait d'être fragile, c'est devenu un gros mot maintenant. On fait des odes aux femmes puissantes, à la réussite, au courage, mais moi, ces femmes fragiles qui sont ensemble, qui dans la difficulté font la fête, je trouve ça magnifique, je trouve que la vraie puissance, elle est là. Elles nous apprennent quelque chose, en s'entraidant, en s'écoutant, en se soutenant, en se faisant rêver.

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