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SUNNY SIDE OF THE DOC 2025

Cyrille Perez et Emmanuelle Mauger • Président du collège audiovisuel et déléguée générale adjointe, Syndicat des Producteurs Indépendants

"Le documentaire, c’est le genre clé de la démocratie. Sinon, on aura des robinets à images, sans réflexion, sans point de vue"

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- Service public, plateformes, exportation, financement, liberté de création : le SPI passe au crible tous les enjeux de la production documentaire

Cyrille Perez et Emmanuelle Mauger • Président du collège audiovisuel et déléguée générale adjointe, Syndicat des Producteurs Indépendants

À l’occasion du 36e Sunny Side of the Doc qui se déroule à La Rochelle, le SPI (Syndicat des Producteurs Indépendants) fait le point sur l’état de forme du documentaire en France. Rencontre à La Rochelle avec Emmanuelle Mauger (déléguée générale adjointe du SPI) et Cyrille Perez (président du collège audiovisuel du syndicat et pilote de 13 Productions).

Cineuropa : Comment se porte l’économie du documentaire en France ?
Cyrille Perez :
La situation est contrastée. La bonne nouvelle, c’est que nous avons resigné l’an dernier les accords à la création avec notamment un investissement de France Télévisions dans le documentaire à hauteur de 105 M€. C’est néanmoins à tempérer aujourd’hui avec le plan d’austérité du gouvernement et de nouvelles économies demandées à France Télévisions dès cette année et pour 2026 qui nous inquiètent beaucoup, en espérant que cela ne touchera pas la création et notamment le documentaire qui est le genre le plus fragile et le moins bien financé.

Par ailleurs, même si France Télévisions a revalorisé certaines cases, comme c’est à budget constant, il y a hélas moins de volume, donc moins de documentaires par genre, par exemple en Culture, en Sciences, etc. France Télévisions a bien compris nos arguments sur l’augmentation des budgets de production, l’inflation, la convention collective sur les charges de personnels qui est un gros poste ayant augmenté, le coût des archives qui ne baisse pas : faire des films coûte de plus en plus cher. Mais il ne faut pas trop jouer avec le volume de production.

La seconde bonne nouvelle, c’est la revalorisation du financement des documentaires pour les antennes régionales de France 3 et la préservation d’un volume de 250 documentaires. Derrière ce chiffre, il y a des auteurs, des réalisateurs, des techniciens, tout un écosystème dans l’ensemble des région françaises. Et si on réduit trop drastiquement le volume, cela sera à l’avantage des réalisateurs confirmés et cela impactera les premiers films auxquels nous sommes très attachés au SPI car il faut assurer le renouvellement des talents.

Emmanuelle Mauger : Nous avons aussi des discussions avec Arte pour favoriser le rayonnement du documentaire et renforcer sa place dans leur offre et dans leur stratégie de développement européennes. Car le documentaire est un genre qui est un enjeu central pour la démocratie. Aujourd’hui, nous avons absolument besoin de promouvoir dans les démocraties européennes des contenus pluriels, qui font sens et qui développent l’esprit critique.

Quid des financements des chaînes privés et des plateformes ?
C.P. :
Nous venons de renouveler notre accord sur la création (fiction et documentaire) avec TF1 qui va augmenter un petit peu son niveau d’investissement, ce qui est une bonne nouvelle. Il commence aussi à y avoir des documentaires sur M6, mais cela reste encore marginal. Quant aux plateformes, une clause de diversité a été négociée dans les accords avec elles, pour qu’il n’y ait pas seulement de la fiction, mais aussi de l’animation et du documentaire. Mais cette clause est encore insuffisante.

E.M. : Cette clause est différente en fonction des accords avec chaque plateforme et de leurs stratégies de programmation. Cela va de 10% (pour Netflix) de leurs investissements dans l’audiovisuel à 20% (chez Apple) en passant par 13% pour Amazon et 17% avec Disney. À l’intérieur de cet engagement vers d’autres genres que la fiction, il y a un pourcentage variable allant au documentaire (5% minimum), à l’animation, voire au spectacle vivant. Nous sommes allés au-delà de ce qui avait été négocié en 2021 par l’ARCOM qui devait conclure très vite des conventions avec les plateformes pour transposer la directive européenne SMA. Les engagements financiers minimum initiaux ont été au moins doublés, mais c’est encore insuffisant. Nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas eu l’effet escompté de ruissellement sur la filière : l’investissement des plateformes n’améliore pas de façon sensible le financement du documentaire en France. D’abord, ce ne sont que quelques types de documentaires, très ciblés, qui intéressent les plateformes. Ensuite, elles ne veulent que des œuvres très locales, donc c’est difficile pour les productions françaises d’avoir un regard sur le monde quand on produit pour les plateformes. Enfin, en matière éditoriale, elles privilégient les documentaires sur les artistes, les personnalités.

C.P. : Oui, sur les têtes d’affiche du "people" avec lesquelles les plateformes d’ailleurs contractualisent, ce qui bouscule la pratique du documentaire à la française dont la règle est de ne jamais payer les témoins, même quand on fait le biopic d’un artiste. Pour avoir des exclusivités, que ce soit avec des footballeurs ou des personnalités culturelles, les plateformes contractualisent directement avec eux, ce qui est aussi un gros manque de diversité car si vous n’avez pas une tête d’affiche, votre documentaire ne passe pas. Le SPI appelle donc à un renouveau et à de vrais engagements sur la diversité, y compris sur les plateformes. Malgré le fait que les engagements de plateformes sur la diversité aient été doublés par rapport aux premières conventions, le chiffre est encore trop faible et ne concerne qu’à peine une dizaine de documentaires ou deux ou trois séries.

L’exportation peut-elle constituer un gisement de financement ?
C.P. : Ce qui est diffusé en majorité sur les télévisions françaises, ce sont les documentaires de société, donc à la rigueur cela peut intéresser un peu les territoires francophones, mais pas plus. Les documentaires environnementaux, de sciences ou d’histoire ont davantage de chances à l’exportation. Mais là aussi, on constate que les vendeurs internationaux qui eux-mêmes ne traversent pas une période faste, proposent des MG (Minimum Garanti) qui se rétrécissent. Et quand les producteurs recherchent directement, à l’occasion des marchés internationaux, des préachats de chaînes étrangères, on constate que la situation des télévisions, et nous sommes encore heureusement préservés en France, est à l’évidence difficile dans de nombreux territoires, ce qui n’était pas le cas auparavant. Leurs budgets documentaires ont diminué et au lieu de préacheter comme avant, ils attendent de voir le film fini pour s‘engager ou pas : l’enveloppe avec laquelle on peut produire le film est donc beaucoup plus incertaine.

E.M. : Nous pensons aussi qu’il y a un enjeu stratégique à mieux soutenir la coproduction européenne et le développement des documentaires au niveau du programme Media. Car il y a un enjeu pour la démocratie et pour les chaînes publiques, parce que c’est de plus en plus difficile dans beaucoup de pays européens, et car la France est moteur en matière de coproductions internationales.

C.P. : Le succès du programme Media fait qu’il est de plus en plus difficile à atteindre, la barre d’accès des points devenant de plus en plus élevée. Le documentaire, c’est le genre clé de la démocratie. Sinon, on aura des robinets à images, sans réflexion, sans point de vue, ou alors du Tik Tok que l’on "sweepera" en trois secondes. Et quand on voit ce qui se passe dans plusieurs pays, on a encore plus besoin de réflexion et de décryptage de images.

E.M. : Même en France, il y a de plus en plus d’atteintes à la liberté de création, à différents niveaux (baisse de soutien dans les régions, œuvres non soumises arbitrairement à certaines commissions, campagnes haineuses sur les réseaux sociaux à l’encontre de certains films, etc.).

C.P. : Le meilleur moyen de pression sur les créateurs, c’est de leur couper les moyens : la puissance de l’argent pour empêcher que la parole soit libre.

E.M. : Nous sommes également en discussions avec les réalisateurs pour mettre en place un système d’enveloppe minimale de réalisation, ce qui est compliqué étant donné la grande hétérogénéité des modèles économiques du documentaire. Par ailleurs, nous discutons aussi avec les auteurs de documentaires sur les bonnes pratiques à définir pour le recours à l’intelligence artificielle. Avec la SACD et la SCAM, nous sommes favorables à une information et une signalisation en cas de recours dans les œuvres documentaires à l’intelligence artificielle générative. Les documentaires étant des films du réel, il est indispensable vis-à-vis du public qu’il y ait une transparence totale.

Quelle est l’opinion du SPI sur les anciens responsables du documentaire dans le service public qui passent à la production dans le privé (souvent dans des groupes) et qui auraient des accès très privilégiés aux investissements du service public ?
C.P. :
Le SPI rappelle que dans le service public, il y a un devoir d’exemplarité et que tous les producteurs doivent être logés à la même enseigne, qu’il ne doit pas y avoir de passe-droits. Cela n’empêche pas que quand deux personnes se connaissent, c’est évidemment plus facile de se parler que lorsqu’on ne se connait pas du tout, et c’est le cas dans tous les métiers, c’est la vie, l’effet des réseaux. Mais nous rappelons le devoir d’exemplarité.

E.M. : Historiquement, le SPI a toujours poussé pour la mise en place de commissions de déontologie et que des principes soient fixés au niveau des contrats d’objectifs et de moyens du service public. Il faut que les directeurs des programmes et les directeurs d’unité du service public puissent partir tranquillement tout en ayant une période (un, deux ou trois ans) durant laquelle ils n’ont pas le droit de travailler dans une entreprise privée dont ils ont financé les projets par exemple. Même si des déontologues ont été nommés dans les entreprises publiques, nos préconisations n’ont pas vraiment été appliquées.

C.P. : C’est un principe sain et démocratique que nous réclamons à chaque rédaction de contrat d’objectifs et de moyens. Nous ne sommes pas entendus, mais nous espérons l’être un jour, même si l’exemple de l’ancien secrétaire d’État du numérique devenu actionnaire et lobbyste d’une société d’intelligence artificielle alors que normalement il ne devrait pas être autorisé à le faire, est un peu inquiétant à ce titre. Pour avoir une vie publique saine, il faut renforcer la déontologie et cette période durant laquelle une personne ayant été en responsabilité publique ne peut pas travailler avec ses anciens fournisseurs ou clients.

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