Dominik Moll • Réalisateur de Dossier 137
"Si chaque point de vue qui est différent du sien est vécu comme hostile, comment peut-on tenir ensemble ?"
par Fabien Lemercier
- Le cinéaste français décrypte son passionnant film d’enquête sur les violences policières, apprécié en compétition à Cannes avec l’excellente Léa Drucker en tête d’affiche

(Lire aussi notre interview avec Dominik Moll lors du Festival de Cannes)
Dévoilé en compétition au 78e Festival de Cannes et lancé le 20 novembre dans les salles françaises par Haut et Court, Dossier 137 [+lire aussi :
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fiche film] est le 9e long de Dominik Moll.
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fiche film], Dossier 137 est de nouveau une enquête, mais cette fois sur les violences policières. D’où est venue l’idée ?
Dominik Moll : La Nuit du 12 m'a donné le goût de l'exploration de l'institution policière. L’IGPN (Inspection générale de la police nationale) n'avait jamais été traitée en fiction. Comme c’est une institution assez inaccessible et opaque, cela éveillait ma curiosité. Et en lisant des articles sur les violences policières, j’ai constaté que l’IGPN était régulièrement remise en question pour son manque supposé d’impartialité car ce sont des policiers qui enquêtent sur des policiers. En même temps, je savais aussi qu'ils n'étaient pas très aimés par le reste de leur profession qui les considère un peu comme des traîtres. Donc il me semblait qu'un personnage d'enquêtrice de l’IGPN était intéressant comme point de départ d'une fiction, car elle est entre deux feux, d'autant plus qu’elle enquête sur des affaires de maintien de l'ordre qui peuvent provoquer des réactions épidermiques car elles touchent la relation police-citoyen, la démocratie et le rôle de la police.
Le film est d’une grande rigueur, quasi documentaire, sur les procédures policières. Comment avez-vous acquis cette expertise ?
Plusieurs facteurs ont joué en ma faveur. D’abord, La Nuit du 12 avait été plutôt apprécié par la police judiciaire qui trouvait que son travail était décrit de façon très juste. Et la nouvelle chef de l'IGPN, qui était pour la première fois une magistrate et non une policière, et qui avait envie de changer l'image de l'institution, m’a ouvert les portes. C'était passionnant de pouvoir observer les enquêtrices et les enquêteurs dans leur travail, d’échanger avec eux, d’assister à des auditions, etc. Les détails des procédures sont souvent éludés dans les fictions par crainte d’être rébarbatif, mais cela me fascine parce que cela raconte aussi ce qui fait partie de ce travail. Tout ce langage très technique et administratif, personne ne n'emploie dans la vraie vie, mais à force de lire dans des procès-verbaux, des réquisitions, cela devient presque poétique.
Les gilets jaunes et les violences policières sont au cœur de l’intrigue. Considérez-vous Dossier 137 comme un film politique ?
C’est d’abord un film de genre, un polar, mais il est aussi politique, pas dans le sens militant, mais car il questionne le fonctionnement d'une institution. Je tiens beaucoup à cette démarche de questionnement plutôt que d'assener des vérités ou de dénoncer, de pointer du doigt. C'est pour faire comprendre comment on peut en arriver à ces violences policières qui existent. Cela ne veut pas dire que tous les policiers sont violents, mais il faut aussi pouvoir nommer les choses, ce que le pouvoir politique a beaucoup de mal à faire car il a peur de se mettre la police à dos en admettant qu’il y a des policiers qui ont un problème avec la violence. Le film questionne également la responsabilité du politique. Même s’il n'y a pas de personnages politiques, les instructions données aux forces de l'ordre étaient de sauver la République face à des ennemis considérés comme tous violents. Avec des armes et l’autorisation de s'en servir, cela mène forcément à des blessures. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y avait pas aussi des violences du côté des manifestants. J'essaye de montrer la complexité de la situation sans excuser les dysfonctionnements,
Quid du choix d’une femme comme personnage principal, une enquêtrice qui est aussi une mère ?
D’abord, cela correspond à une réalité de l’IGPN où la proportion de femmes est beaucoup plus élevée que dans d'autres services. Mais c'était aussi intéressant d'imaginer une femme un peu frêle face à tous ces hommes impressionnants physiquement qu’elle auditionne. Cela ajoutait une tension supplémentaire et cela permettait aussi d'évoquer les particularités d’être une femme dans la police. Le personnage de Stéphanie n’a choisi l'IGPN car elle se sentait investie d'une mission mais parce qu'il y a des horaires de travail plus réguliers pour pouvoir s'occuper de son fils alors qu’elle adorait son travail aux Stups. Donc c'est encore une fois la femme qui doit faire des concessions et c'était intéressant d'évoquer cela aussi.
Les images font progresser de l’enquête, un peu à la Blow Up.
Dans les affaires emblématiques, les images, les différentes vidéos, ont une importance primordiale et j'ai été frappé lors de mon immersion, par le temps que passaient les enquêtrices et les enquêteurs à essayer de les retrouver, de les sécuriser et de les scruter jusque dans les moindres détails pour déceler des indices en lien avec une plainte déposée.
Le film mélange une multitude de sources, les manifestations que vous avez reconstituées, des images d’archives, l’enquête avec ses procédures en voix off. Est-ce que tout s’est joué au montage ?
Le scénario que j’ai écrit avec Gilles Marchand était très construit, y compris les scènes de montage pur où l’on voit plusieurs chefs d'unité défiler avec leurs réponses qui se croisent ou toutes les scènes où l’on entend en voix off les réquisitions et où l’on voit les enquêtrices ou les enquêteurs passer beaucoup de temps sur leur ordinateur. Ce qui a guidé le récit, c'est la question du point de vue. On est uniquement dans le point de vue de de l'enquêtrice, donc tout ce que l'on voit des manifestations c'est à travers les vidéos, soit de la famille des manifestants, soit des images d'archives ou de caméras de surveillance de la préfecture de police. Il n’y a pas de scène de cinéma où l’on est dans la manifestation puisque le film commence après l’une de ces manifestations, quand l’enquêtrice essaie de comprendre ce qui s'y est passé, notamment à travers ces vidéos. Cela me plaisait aussi de jouer avec ces vidéos de différents formats, en format smartphone quand c'est filmé par les manifestants, en format plein écran quand ce sont des caméras de surveillance. Le spectateur avance avec l’enquêtrice et quand elle trouve une vidéo qui semble intéressante pour l'enquête, il la découvre avec elle et tout est construit comme cela.
La question du point de vue est au cœur du film.
Est-ce que l'objectivité absolue existe ? La réponse est évidemment non. C'est cela qui était passionnant avec les vidéos. Car quand on trouve une vidéo d’une action policière, on se dit que c'est une vérité objective. Mais en fait, cela ne l’est pas car les enquêteurs qui la regardent en discutent et chacun peut voir une chose différente en fonction de sa sensibilité. Sans parler du fait qu'un policier mis en cause va essayer de nier, même face à une vidéo qui paraît évidente, et faire preuve d'une grande imagination pour trouver des explications assez folles dans la logique de ne jamais admettre quoi que ce soit. Il y a aussi la question des biais : le personnage de Léa Drucker est une policière enquêtant sur des policiers, tous ses collègues sont policiers, ses amis sont policiers, son ex-mari est policier et elle connait les difficultés de ce travail. Mais se rendre compte qu’une famille de manifestants, dont l'un est blessé, vient de la même petite ville qu’elle et a peut-être un lien avec sa propre famille, cela peut aussi être un biais. Est-ce que cela influence la façon de travailler ? Évidemment oui, parce que les enquêteurs ne sont pas des robots. Ils ressentent des émotions, mais ils ne peuvent pas les montrer et surtout ne pas se laisser envahir par elles car ils doivent s'en tenir aux faits, pas à la sympathie ou à l’antipathie. Mais c'est impossible d'en faire complètement abstraction. Et il y a également une dimension sociétale dans tout cela car si chaque point de vue qui est différent du sien est vécu comme hostile, et aujourd'hui on est vraiment dans cet atmosphère de plus en plus clivé, comment peut-on tenir ensemble ? C'est une question qui me préoccupe en tant que réalisateur, mais aussi en tant que citoyen : comment fait-on société ? Comment peut-on arriver encore à se parler, à échanger ? Le cinéma peut parfois y contribuer modestement et s'il arrive à le faire, tant mieux.
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