David Borenstein • Réalisateur de Mr. Nobody Against Putin
"Si vous voulez voir le programme éducatif complet que la Russie a mis en œuvre après l'invasion de l’Ukraine, Pavel l'a filmé"
par Fabien Lemercier
- Le cinéaste américain décrypte son très édifiant documentaire, co-réalisé avec le Russe Pavel Talankin, primé au Sundance et candidat du Danemark aux Oscars

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interview : David Borenstein
fiche film] avec le Russe Pavel Talankin. Prix spécial du jury World Cinema Documentary au Sundance et shortlisté pour le prochain Oscar du meilleur documentaire, le film, en compétition au 17e Les Arcs Film Festival, est centré sur un enseignant russe documentant secrètement la transformation, sous l’effet de la propagande, de l'école de sa petite ville après l'invasion de l'Ukraine.
Cineuropa : Comment est née l’idée du film ? Comment êtes-vous entré en contact avec Pavel Talankin ?
David Borenstein : Je sondais le terrain en Russie pour un sujet dans le même esprit. Mais en réalité, c'est Pavel qui m'a trouvé. Tout a commencé lorsqu'une société russe a publié un appel à candidatures sur Instagram. Peu après, Instagram a d’ailleurs été interdit dans le pays. Cette société recherchait des témoignages sur la façon dont la guerre en Ukraine, ou ce qu'ils appelaient l'opération militaire spéciale, affectait le travail des gens en Russie. En réalité, ils cherchaient des témoignages positifs du point de vue russe, de personnes ayant écrit des lettres aux soldats, etc. Pavel a répondu et il était en colère. Il a écrit : "laissez-moi vous raconter comment mon travail a changé. Je suis devenu un propagandiste et je suis rongé par la culpabilité et l'angoisse chaque jour lorsque je me rends au travail". Il a donc envoyé cette lettre, une lettre risquée, car il n'avait aucune idée de qui la recevrait. Mais il s'avère que lorsqu'elle a été réceptionnée, des yeux compatissants l'ont vue. Et c'est ainsi qu'a commencé son parcours : elle a été transmise à de nombreuses personnes et finalement elle est arrivée jusqu’à moi, car j'étais un réalisateur étranger qui pouvait aider Pavel. C'est ainsi que nous sommes entrés en contact. Nous avons commencé à travailler ensemble quelques semaines après le début de l'invasion russe en l’Ukraine, dès le mois de mars 2022. Au départ, il n'était pas évident que Pavel serait réalisateur. J'ai organisé un tournage où l’un de mes collègues est allé le filmer à Karabash. Mais quand j’ai reçu les images, il y avait un dossier avec des images que Pavel avait tournées parce qu'il avait décidé de donner un coup de main. J'ai vraiment adoré ces images. Elles étaient incroyables.
Comment communiquiez-vous avec Pavel ?
Nous avons bénéficié des conseils en matière de sécurité de la BBC qui est entrée dans le projet en avril 2022 et qui nous a aidés à mettre en place certains protocoles. J’ai vite compris que les messages cryptés allaient joue un rôle important. Il fallait utiliser un serveur FTP crypté pour transférer les images et faire très attention à la façon dont nous nous parlions. Il y avait d’autres éléments aussi à prendre en compte comme la manière dont nous allions dépeindre les personnages dans le film. Cela impliquait le partage des montages avec Pavel, mais on m'a conseillé de ne pas le faire, ce qui était très difficile car il ne voyait aucune preuve que nous étions en train de réaliser le film.
À quel rythme vous envoyait-il ses images ?
Presque tous les jours. Parce qu'il filmait tout. Le film est en quelque sorte un film d'archives, car le projet de Pavel était de créer des archives complètes de ce qui se passait à Karabash. Il voulait enregistrer chaque seconde de l’évolution de propagande. Si vous voulez voir le programme éducatif complet que la Russie a mis en œuvre après l'invasion de l’Ukraine, Pavel l'a filmé. Il a filmé tout le monde dans son école, tous les enseignants, tous les élèves. Il y avait donc énormément d'images, et elles ne cessaient d'affluer.
Comment avez-vous décidé de la structure du film ?
Il était clair pour moi dès le début que Pavel allait être le personnage principal, car c'est un jeune homme vraiment spécial. C'était une cinématographie à la première personne : il se filme en se promenant, en mangeant, etc. Je voulais simplement incarner son point de vue et comprendre à travers ses yeux la perte de cette école et sa transformation en quelque chose de laid. Au-delà de lui, il a été difficile de trouver les autres personnages principaux car il y en avait potentiellement énormément. Il y en a trois ou quatre dans le film parmi 50 possibles. Il a fallu visionner beaucoup de matériel, être très patient et essayer de trouver des lignes narratives. Mais c’est devenu plus évident au fil du temps.
Comment viviez-vous les risques grandissants pris par Pavel ?
Nous avons travaillé ensemble jusqu’en juillet 2024, donc pendant quasiment deux ans et demi. Nos mesures de sécurité devenaient de plus en plus complexes. Quand nous avons commencé, il n'y avait pas de loi sur la trahison en Russie et cette loi a complètement transformé la société. Il n'y avait pas non plus la loi sur les agents étrangers dans sa forme très stricte actuelle. Nous avons commencé à une époque où les gens manifestaient dans la rue contre la guerre, pensant qu'ils ne risquaient rien. Aujourd'hui, cela serait absurdement dangereux. Je savais que Pavel devrait quitter la Russie pour que le film puisse sortir. Chaque jour, j’étais hyper inquiet pour lui, c’était une très lourde responsabilité, même si je savais qu’il détestait le régime russe et qu’il il n'est pas disposé à accepter ce qui se passait. Toutes ces farces à l’école, comme remplacer l'hymne national par Lady Gaga, il les aurait faites même sans nous. Mais avec nous, il n’était pas seul et il avait une porte de sortie possible. Avec les producteurs, nous avons donc organisé son exfiltration et notre coproducteur tchèque l'a aidé à obtenir un visa. Quand il est arrivé et que je lui ai montré un rough cut, il l’a aimé et nous avons terminé le montage ensemble.
Savez-vous quelles répercussions le film a eues en Russie ?
Pour l'instant, il n'y a pas eu de conséquences négatives à Karabash où tout le monde a vu le film. Parfois, Pavel reçoit des menaces du type "ne reviens pas ici", mais d'autres personnes le remercient pour le film qui a fuité en Russie. Les streamers russes le diffusent en direct, y compris les nationalistes qui le critiquent. Mais cela permet à d’autres personnes de le voir. S'il y a une opinion commune, c'est probablement que tout est sans espoir et qu'on ne peut rien y faire, mais une fois qu'on dépasse cela, il y a beaucoup d'opinions différentes.
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