Critique : Please Hold the Line
par David Katz
- Ce documentaire, principalement d’observation, par Pavel Cuzuioc suit des techniciens du câble au travail à travers l'Ukraine, la Roumanie, la Moldavie et la Bulgarie
Une image très évocatrice apparaît au début de Please Hold the Line [+lire aussi :
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fiche film] : une mer de vieux câbles téléphoniques qui s’étale à côté de l’entrée vers une ferme à serveurs. On dirait une sculpture expressionniste, chaotique et abstraite, un parfait avant-goût pour ce film qui pose un regard désapprobateur sur la soi-disant révolution technologique nous sommes en train de vivre. Le film de Pavel Cuzuioc est un travail pince-sans-rire et engagé politiquement qui, comme ses titres précédents, Secondo Me [+lire aussi :
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fiche film] et Digging for Life, devrait bien fonctionner dans les festivals qui se spécialisent dans les documentaires aventureux. Le film a fait sa première mondiale dans le cadre de l’édition en ligne du festival Sheffield Doc/Fest, qui a commencé la semaine dernière.
Please Hold the Line, qui est une sorte de road movie à plusieurs voies, adopte une prémisse d’une simplicité trompeuse : son objectif est juste de documenter le travail quotidien d'un éventail de réparateurs de câbles dans leurs pays respectifs. Mais Cuzuioc utilise cette structure fondée sur la répétition pour formuler un argument plus abstrait sur le rôle des médias de masse dans nos vies et le fait qu'on se fie au matériel imparfait qui nous permet d’y accéder.
Le film commence dans la ferme à serveurs sus-mentionnée, à Cricova, en Moldavie, un lieu élégamment présenté à travers des plans larges patients qui évoquent le style de Nikolaus Geyrhalter (Cuzuioc a d’ailleurs été preneur sur son récent film Earth). Pour les spectateurs qui connaissent mal le domaine de l’ingénierie électrique, l’effet est très mystérieux : ces boîtes grises qui clignotent sont la différence entre notre ignorance et notre connaissance. Ensuite, le montage parcourt d'autres lieux, situés non loin : on nous présente des techniciens faisant leur travail de maintenance à Kiev en Ukraine, dans le Județ de Buzău en Roumanie et à la station balnéaire de Tsavero en Bulgarie.
Cuzuioc s'intéresse en particulier à Ghenadie, en Moldavie, et à Oleg, en poste à Kiev. Ghenadie, employé chez Moldtelecom (la compagnie nationale des télécoms moldave) rend visite à une clientèle majoritairement composée de vieilles personnes, pour qui Internet et surtout la télévision sont une nécessité s’ils veulent rester en contact avec le monde. Ce ne sont pas des gens qui sont nés dans l’ère du numérique : lors de la première intervention à domicile de Ghenadie, une vieille dame donne au mot "input" un tout autre sens.
En suivant Oleg dans son travail pour Ukrtelecom, la compagnie de téléphone monopolistique ukrainienne, le film clarifie pleinement son ancrage temporelle (le printemps 2019) et les thèmes qu'il aborde. Des reportages audio diégétiques parlant de l’inauguration du nouveau président Volodymyr Zelensky ponctuent la bande sonore ; l'histoire récente de l'Ukraine et la menace des "fake news" planent fortement. Ce qui se dégage du film est assez picaresque : Oleg effectue des réparations pour un vieux peintre qui se lamente de la promesse du vrai communisme (pour lui représentée par l'anarchiste Peter Kropotkine) et pour un prêtre orthodoxe russe qui brise le quatrième mur et fait la leçon à la caméra sur la prédiction qu'on trouve dans le livre de la Genèse par rapport à notre société en réseau ("Au commencement était le Verbe", nous rappelle-t-il). Avec ses références éclectiques, Please Hold the Line nous semble un film d'art solide. Sa caméra, très observatrice, fonctionne comme un diapason qui capture d’étranges échos et vibrations.
Comme Corneliu Porumboiu dans ses fictions comme ses documentaires, Cuzuioc sait bien subvertir des exemples banals d'excès de bureaucratie. La tournée des électriciens qui bricolent calmement des boîtes à fusibles représente en effet quelque chose de plus vaste, bien que l’argument soit sans doute un peu trop subtil pour qu’on puisse pleinement l’appréhender sur une durée aussi compacte. Quoiqu'il en soit, Please Hold the Line est un regard artistique sur une région de l’Europe qui tend les deux mains vers la connexion, et les travailleurs de l'ombre qui permettent d’obtenir cela.
Please Hold the Line a été produit par Pavel Cuzuioc par le biais de sa société Pavel Cuzuioc Filmproduktion, avec le soutien de Bundeskanzleramt Österreich. Les ventes internationales du film sont assurées par Syndicado.
(Traduit de l'anglais)
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