Critique : La Fracture
par Fabien Lemercier
- CANNES 2021 : En une seule nuit très agitée d’hôpital, Catherine Corsini entrecroise, avec le bon dosage de comédie et de drame, plusieurs des sujets brûlants de société qui désunissent la France
"Réveille-toi", "ouvre les yeux" et si cela ne suffit pas, on passera au massage cardiaque et aux chocs électriques. Mais quand tout va mal, les injonctions et les actions ne sont pas toujours suffisantes, pouvant même se révéler contre-productives, déclenchant des réactions en chaîne, des hostilités de panique, un sauve-qui-peut individualiste centré sur sa propre douleur et déniant à l’autre le droit d’exprimer la sienne. C’est une radiographie de désunion semblant quasi irrémédiable, d’incompréhensions violentes et de blessures profondes, tout au long d’une nuit chaotique à l’hôpital à Paris, en décembre 2018, qu’épingle avec une implacable netteté La Fracture [+lire aussi :
bande-annonce
interview : Catherine Corsini
fiche film] de Catherine Corsini, dévoilé en compétition au 74e Festival de Cannes.
Une nuit d’urgence sociétale aux urgences, dans un service public exsangue mais vaillant face à l’afflux habituel des patients (un panneau annonce huit à dix heures d’attente) auquel s’ajoutent les gilets jaunes sévèrement amochés par leur confrontation avec les CRS sur les Champs-Elysées. Un tableau sans concession de tous les maux affectant la société française actuelle que la cinéaste réussit à sublimer positivement et à faire respirer à la fois en mêlant un fond de drame avec une enveloppe de comédie très drôle et en mettant en valeur le caractère cathartique et très vivant des situations de crise où certaines barrières entre les êtres finissent par tomber.
Ce sont deux grandes gueules qui tirent le fil principal du récit. D’un côté, la dessinatrice Raffaella (Valeria Bruni Tedeschi, totalement déchaînée dans un rôle hilarant idéal pour son grain de folie sophistiqué) qui s’est vraisemblablement cassé le coude en voulant rattraper sa compagne Julie (Marina Foïs), bien décidée à la quitter. De l’autre, Yann (Pio Marmaï, hargneusement sympathique), un routier gilet jaune très en colère venu de Nîmes dans l’intention de parler avec le Président Macron ("mais on aurait dû passer par les égouts") et qui a récolté des éclats de grenade dans la jambe. Deux protagonistes entourés d’une multitude de malades divers et variés et de blessés, et de leurs accompagnants, dont Julie qui rapplique. Le tout bouillonnant en salles d’attente et dans les couloirs bondés, et pris en charge tant bien que mal par l’équipe médicale incluant entre autres la très empathique et hyper professionnelle infirmière Kim (Aïssatou Diallo Sagna). Et la police n’est pas loin, gaz lacrymogène en option, puisque la bataille avec les gilets jaunes se poursuit dans les rues adjacentes. Bref, l’ambiance est au débordement tous azimuts, mais certains rapprochements inattendus (après moult échanges de noms d’oiseaux) vont s’opérer et une solidarité va émerger pour parer au plus pressé.
S’appuyant sur un scénario extrêmement bien construit et sur un rythme fiévreux esquissant de nombreux micro-récits apportant de l’eau au moulin de l’ensemble, Catherine Corsini signe un long métrage mouvementé et ardent qui ne fait pas mystère de ses intentions métaphoriques. Mais son message est véhiculé avec une telle vigueur et un sens de l’humour bienvenu (qui n’altère en rien le constat clinique des problèmes sociaux aigus en éruption) que la pilule dramatique passe parfaitement bien et qu’une fois les yeux nettoyés des effluves toxiques, tout le monde y verra beaucoup plus clair, ce qui ne révolutionnera pas les différences et toute les inégalités, mais ce qui permettra de faire un petit pas ensemble vers la reconnaissance du droit à la différence et la perception d’un destin commun à soigner à travers l’échange.
Produit par Chaz Productions, La Fracture a été coproduit par France 3 Cinéma, Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma et Le Pacte. Les ventes internationales sont assurées par Kinology.
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