Critique : Aurora’s Sunrise
par David Katz
- Ce documentaire animé par Inna Sahakyan est un récit de survie bouleversant à cheval entre deux continents et un ré-examen précis du génocide arménien
Aurora Mardiganian, le personnage principal de Aurora’s Sunrise [+lire aussi :
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interview : Inna Sahakyan
fiche film], a eu, selon le film, une des vies les plus remarquables de tous les survivants du génocide arménien. On parle d'une vie si éprouvante que l’associer à un "lever de soleil" est presque une cruelle plaisanterie. Dans le sombre générique de fin du film, on apprend qu’après les événements décrits dans l’histoire, elle "[a passé] le reste de sa vie dans l’obscurité". Si le film d’Inna Sahakyan (le premier documentaire animé de ce type réalisé en Arménie (avec une participation conséquente de coproducteurs européens) accomplit quelque chose, c’est bien sauver Aurora de cette obscurité et la rendre immortelle et symbolique comme seul le cinéma peut le faire. Le film a fait sa première mondiale dans la compétition Contrechamp au Festival d’Annecy, qui vient de s'achever.
Sahakyan et les producteurs du film ont bien compris que l’histoire d’Aurora (connue sous le nom d’Arshaluys avant de s’installer aux États-Unis) était archétypique, au moins pour la manière dont elle a réussi à fuir le nettoyage ethnique par les Turcs, qui s'est produit sur le théâtre moyen-oriental de la Première Guerre mondiale. C'est toutefois ce qui s’est passé ensuite dans sa vie qui rend le récit vraiment captivant, et offre les bonnes conditions pour que Sahakyan parfasse à travers cette histoire la pratique du cinéma d’investigation qu'elle a fait sienne dans ses documentaires précédents.
Quand Aurora a rencontré le journaliste Henry Louis Gates, peu après avoir débarqué sur Ellis Island en 1917 (l'animation est ici riche en détails ravissants, baignés dans une lumière dorée qui évoque la façon dont James Gray a filmé cet endroit en 2013 dans The Immigrant [+lire aussi :
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fiche film], un film qui n'a, selon nous, pas été apprécié à sa juste valeur), celui-ci a écrit un article détaillant son histoire et sa survie improbable alors que la plupart des membres de sa famille avaient péri. Le texte a été jugé admirable. Hollywood, alors encore à l'ère du muet, s'est vite manifesté, faisant appel à Aurora pour rejouer sa propre histoire. C'est ainsi qu'a vu le jour Âmes aux enchères d’Oscar Apfel, dont les quelques images qui ont survécu au temps sont insérées ici, parmi les séquences animées qui forment le corps du film. Une initiative nationale consistant à interviewer les survivants, entreprise par l’Institut Zoryan sur le génocide arménien, a permis de constituer des archives (principalement filmées dans les années 1980) où apparaît notamment Aurora, désormais âgée mais toujours vivace, et où elle raconte elle-même son histoire. La façon dont ces trois matières filmiques se combinent sert mieux le message du film que chacune ne pourrait le faire prise isolément, car il rend bien l'idée que ces récits de vie peuvent survivre, périr ou se retrouver déformés par l'acte de narration.
La vie d’Aurora en Arménie à l’âge de 14 ans, avant que sa famille ne soit bouleversée, est rendue de manière très précise, même si ne peut alors être qu'être un cas parmi d'autres, une figure innocente sur laquelle l’horreur va s’abatre (l’animation n’hésite d'ailleurs pas à représenter les différents abus sexuels dont elle est victime alors qu’elle tente de fuir les forces turques et allemandes, même si le fait qu’ils soient animés les rend probablement assez supportables pour l'oeil du spectateur). Et puis la voilà en Amérique qui participe à une tournée sponsorisée par une organisation chrétienne (sensible à ce que les Arméniens ont subi au moment où les Ottomans ont tenté de s'établir comme ethno-état), voyageant d’est en ouest pour s'adresser au grand public après qu’il ait découvert, bouche bée, le film dans lequel elle était – ce qui est presque une image miroir sombre du parcours promotionnel d’un cinéaste de nos jours. Le propos principal de Sahakyan, quand il met l'accent sur cette partie de l’histoire d’Aurora, est que le signal envoyé (alors qu'il aurait fallu une déclaration de reconnaissance du génocide arménien qui soit claire et nette) était aussi brouillé à l’époque qu’il l'est aujourd’hui – de fait, non seulement la Turquie, mais plusieurs autres nations refusent encore de reconnaître le génocide. Sahakyan laisse aussi entendre que cet effort doit être collaboratif : des gens devront perpétuer ce récit, reprendre là où les autres se sont arrêtés un siècle auparavant.
Aurora’s Sunrise est une coproduction entre l’Arménie, l’Allemagne et la Lituanie qui a réuni les efforts de Bars Media, Gebrüder Beetz Filmproduktion et Artbox Laisvalaikio Klubas.
(Traduit de l'anglais par Marine Régnier)
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