Critique : After the Winter
par Fabien Lemercier
- Le Monténégrin Ivan Bakrač révèle un talent subtil et très prometteur avec un premier long métrage sur cinq amis d’enfance au seuil de l’âge adulte

"Mon ami, quand j’ai de la peine, il ne me dit pas je t’aime. Je sais bien que cela le gêne. Alors il m’écoute. Moi, je sais qu’il m’entend et il me regarde. Moi, je sais qu’il comprend." Cet extrait d’un poème de Chantal Abraham, glissé dans une anodine séquence dans une salle de classe d’école primaire au cœur de After the Winter [+lire aussi :
bande-annonce
interview : Ivan Bakrač
fiche film] d’Ivan Bakrač pourrait parfaitement résumer l’essence du premier long du cinéaste monténégrin si l’on y ajoute un extrait du Feu follet de Louis Malle, introduit tout aussi subrepticement (hors champ, à la télévision) : "je ne peux pas avancer les mains, je ne peux pas toucher les choses. Et quand je touche les choses, je ne sens rien". Car c’est dans cet entre-deux émotionnel nébuleux, dans la valse-hésitation séparant la fin de la jeunesse du début de l’âge adulte, qu’oscillent les cinq amis croqués avec une grande finesse par le réalisateur dans un film découvert l’année passée à Karlovy Vary et projeté aujourd’hui dans la section Visions de l’Est du 23e Arras Film Festival.
Jana (Ivona Kustudic), Marija (Ana Vuckovic), Mladen (Momcilo Otaševic), Danilo (Petar Buric) et Bubi (Maja Šuša) sont des enfants de la petite ville monténégrine de Nikšić. Liés depuis toujours comme les cinq doigts de la main, ils sont désormais des étudiants attardés, enchaînant les petits boulots comme pour retarder le saut vers la suite de leurs existences et profiter encore de l’ivresse complice de la post-adolescence (les festivals de musique, les baignades, les soirées dans des clubs, etc.). Mais il y a évidemment aussi l’amour avec l’envie ou non de s’engager, les facilités des uns et les difficultés des autres, les chagrins et les surprises. Le tout sans oublier la famille (et ses secrets du passé, une chape de plomb et d’omerta transmise par la guerre des Balkans 25 ans auparavant) et les traditions patriarcales dont on s’est éloigné car les deux garçons partagent un appartement à Belgrade, Bubi vivant également en Serbie à Novi Sad, alors que Jana et Marija cohabitent dans la cité balnéaire monténégrine de Kotor où elles ont des jobs alimentaires. On s’appelle en Facetime, on se tient au courant, on se chambre, on s’asticote, on fait des projets communs, on s’accompagne pour rentrer dans la ville natale (en prenant des chemins de traverse), on laisse de l’espace aux autres ou on vient les épauler en cas de besoin.
Cette amitié, le cinéaste la décline en trois temps (sur quasiment une année), d’abord entre filles (Jana et Marija), ensuite entre garçons (Mladen et Danilo), enfin entre filles et garçons (Mladen et Danilo avec Jana et Marija, ensuite Bubi avec Mladen avant que les cinq amis ne se retrouvent tous ensemble à Nikšić). Un chassé-croisé existentialiste que le film esquisse avec beaucoup de justesse, façonnant un portrait de génération où chacun des protagonistes développe une véritable identité, dans une grande variété de décors (le second volet tient du road movie) et d’atmosphères. Mais After the Winter dévoile aussi et surtout un réalisateur très subtil, tissant (sous une agréable légèreté) sa toile par petites touches discrètes et délicates, dans des plans superbement (sans néanmoins aucune ostentation) composés (Dusan Grubin à la direction de la photographie) et riches de nombreux détails suggestifs. De multiples qualités très élégamment et habilement masquées qui font d’Ivan Bakrač un cinéaste à suivre de très près.
After the Winter a été produit par les Monténégrins de Artikulacija et de ABHO Film avec les Serbes de Biberche Productions et de Akcija Produkcija, les Croates de Maxima film et les Français d’Arizona Films Productions (qui pilotent aussi les ventes internationales).
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