Critique : Anqa
par Susanne Gottlieb
- BERLINALE 2023 : Ce film de Helin Çelik, qui se penche sur l’abus et le traumatisme, est émouvant, mais visuellement trop dépouillé

"Les gens disent que tu es la dépouille d’une femme", dit une voix hors-champ. La femme qu’on voit, au visage marqué par des rides profondes dont on sent qu’elles sont pleines de chagrin, a une expression austère : "J’existe", affirme-elle, réfutant cette allégation. Comment pourrait-elle être dépouille, si elle existe encore ? La douleur et le traumatisme ne sont pas les seules choses qui la constituent comme personne. Le documentaire Anqa [+lire aussi :
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fiche film] de Helin Çelik, qui a fait sa première à la 73e Berlinale, dans la section Forum, se penche sur la période qui suit l’abus et le viol. Le film brosse le portrait de trois femmes, en Jordanie, qui ont subi des mauvais traitements, une incarcération, une entrée par effraction dans leur domicile.
Les noms ne sont pas donnés, et on n'est pas informé non plus sur le lieu précis des faits. On sent bien que ce n’est pas seulement un choix stylistique, mais aussi une mesure prise pour garantir la sécurité des femmes en question, qui continuent d’être rejetées par la société. "Les gens disent que je suis folle, ce n’est pas le cas", dit l'une d'elles. "Est-ce que je suis folle parce que je défends mes droits, folle parce que je veux protéger mes filles ?" Ces trois personnages ont pu échapper à leurs bourreaux et vivent isolées dans leurs logements respectifs. Cet isolement va jusqu’à la nécessité de laisser constamment les rideaux fermés pour cohabiter avec une obscurité permanente qui hante les pièces presque nues de leurs habitations. La lumière du soleil terrifie même l'une d'elle. Une autre n'arrive pas à dormir la nuit, car elle revit le traumatisme du passé.
La lumière du soleil que Çelik saisit, qui pénètre à travers les rideaux et fenêtres, semble presque une intruse, une promesse ou une menace du monde extérieur. Elle attire en silence des ombres mystérieuses sur le sol couvert d’un tapis ou se réfléchit dans le miroir. Quand les femmes auxquelles on s'intéresse doivent ouvrir leur porte d’entrée ou aller dans leur jardin, une musique augurale se met à jouer, et l'agitation de la caméra rend l’angoisse qui continue de bouillonner en elles. En comparaison, chez elles, la paix et la tranquillité règnent, car aucun bruit extérieur ne vient rompre leur isolement. Çelik peut alors se concentrer sur des détails des visages des trois femmes, de leurs profils et de leurs mains. Le film ne contient presque aucun plan de face d'aucune des trois, et si c'est le cas, c’est le plus souvent à distance.
Mais Çelik ne parvient pas toujours à trouver le bon équilibre entre son sujet tragique et sa mise en scène. La plus âgée des trois, qui est aussi mère de quatre enfants qui vivent avec elle, est celle qui semble avoir le plus de difficultés dans la vie. Elle a des filles ravissantes, commente-t-elle, mais "il vaudrait mieux pour elles qu'elles soient mortes". Elle répète régulièrement son désir de mettre fin à la vie de ses enfants. Pas pour les punir, mais pour les sauver des horreurs de ce monde. Si elle ne s’exécute jamais, c’est une pensée dont elle ne peut se libérer. Une autre femme regarde toujours le même film (sa seule fenêtre sur le monde extérieur), où un des grands noeuds de l'intrigue semble être les abus sexuels. C’est comme si elle regardait sa propre histoire, sur repeat.
Cette frustration, ce caractère à jamais brisé de ces femmes, est fascinant à regarder. En même temps, Anqa finit par se fatiguer de son regard limité sur les vies de ses sujets et de ses gimmicks cinématographiques redondants aux seules fins de mettre en évidence leur isolement. Le rituel constant de la confection du thé, la télévision et les interactions avec les enfants sont sans doute les seules routines quotidiennes qu'ont ces femmes, mais tout cela perd un peu de son mordant, à la longue. On se demande si cette histoire n’aurait pas mieux fonctionné sous forme de court-métrage.
Anqa est une coproduction entre l’Autriche et l’Espagne qui a réuni les efforts de Kepler Mission Films et Helin Çelik. Les ventes internationales du film sont gérées par sixpackfilm.
(Traduit de l'anglais)
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