Critique : Only When I Laugh
- Vanja Juranić dépeint une société qui normalise à tel point les abus subis par une femme que commettre un meurtre peut sembler la seule issue pour elle

Il y a près de 20 ans, une seule affaire au tribunal a suffi pour exposer au grand jour l’hypocrisie et l'ancrage très profond du modèle patriarcal dans la société croate, dont il est la fondation même. Ana Magaš a été portée devant le juge et condamné à de la prison pour le meurtre de son mari, après avoir subi des années d’abus physiques et émotionnels dans son mariage. Cette affaire très médiatisée a servi d’inspiration pour le nouveau film de Vanja Juranić, Only When I Laugh [+lire aussi :
interview : Vanja Juranić
fiche film], qui a fait sa première récemment au Festival de Pula, où il a valu à son actrice principale, Tihana Lazović, une Arène d'or (lire l'article).
Only When I Laugh ne peut pas tout simplement être étiqueté comme un film "inspiré de faits réels", car l'idée n'est pas tant de rendre compte de l’affaire qui lui a servi d’inspiration (qui bien sûr n’est pas la seule de ce genre. Ce qui intéresse vraiment Juranić, c'est autre chose : ce qu'elle cherche à faire, c'est étudier une société qui laisse arriver ce genre de choses, plus que l'affaire et le procès ou le crime et la punition en tant que tels. Ainsi, le film a un certain attrait universel et une importance qui dépasse les frontières nationales et régionales.
Certaines choses sont attendues de Tina (Lazović, la star de Soleil de plomb [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Dalibor Matanic
fiche film] et The Dawn [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Dalibor Matanić
fiche film], entre autres films). En tant que mère, elle doit bien s’occuper de sa fille Mara (Elodie Paleka), qui est à l’école élémentaire,. En tant qu'épouse, elle doit s’occuper du foyer et s'acquitter des taches domestiques quotidiennes pour son mari, Frane (Slavko Sobin). En tant que belle-fille, elle doit montrer une certaine forme de respect à ses beaux-parents. Vu de l’extérieur, elle n’a à se plaindre de rien, parce qu’elle s'est "bien" mariée et n'a pas à "travailler" pour avoir cette existence relativement confortable.
Cependant, Tina a l’ambition d’être plus qu'une simple femme au foyer. Après avoir croisé une ancienne amie de fac, elle décide de reprendre les études de psychologie qu’elle avait abandonnées après avoir rencontré Frane et s’être mariée avec lui. Même sa mère (l'actrice serbe Jasna Đuričić dans un autre rôle secondaire formidable ) ne la comprend pas, et a fortiori ne soutient pas sa décision : appartenant à une autre génération, elle est tout simplement incapable de comprendre. Après tout, sa fille accepte le modèle patriarcal puisque c'est tout ce qu’elle connaît, et ses amies, tout comme elle, se sont "bien" mariées après le lycée et sont satisfaites de leur style de vie de femme au foyer. De son côté, Frane réagit à l’idée à travers le sabotage et la violence, et la situation s'aggrave une nuit, après un malentendu.
L’approche naturaliste choisie par Juranić convient bien à son scénario, (très bien) coécrit avec Elma Tataragić. La photographie caméra à la main de Danko Vučinović rappelle le style d’un documentaire d’observation, enrichi avec un excellent sens de la composition des plans. Le montage (effectué par Juranić elle-même) construit une tension proche du thriller, notamment à travers de rapides flashes en avant dans le temps qui représentent les cauchemars de l’héroïne.
Le travail des acteurs est de premier ordre tout du long. Tihana Lazović crève l'écran par sa présence et son instinct dans un rôle émotionnellement exigeant, mais aussi en créant différents types d’alchimies fascinantes de malaise avec les autres comédiens. Slavko Sobin est brillant dans le rôle du mari terrifiant qui attend de sa femme obéissance et gratitude, Jasna Đuričić très convaincante dans celui de la femme prise entre une vision traditionnelle du monde et son instinct maternel, qui la porte à vouloir aider sa fille à briser les chaînes de cette même tradition.
Only When I Laugh n'est peut-être pas une œuvre de cinéma révolutionnaire, mais c'est un film bien pensé et bien fait, même si sa pertinence sociétale dans le climat actuel surpasse ses qualités cinématographiques à proprement parler.
Only When I Laugh est une coproduction entre la Croatie et la Serbie qui a réuni les efforts de Maxima Film et Biberche.
(Traduit de l'anglais)
Vous avez aimé cet article ? Abonnez-vous à notre newsletter et recevez plus d'articles comme celui-ci, directement dans votre boîte mail.