Critique : De Facto
par Savina Petkova
- Dans son deuxième long-métrage, un documentaire hybride stylisé, Selma Doborac repousse les limites de la représentation et teste la complexité du mal

S'agissant de représenter le mal, "est-ce que les signes sont traîtres, ou est-ce tout simplement qu’ils changent ?", s'interrogeait Selma Doborac dans son premier long-métrage, , Those Shocking Shaking Days [+lire aussi :
bande-annonce
fiche film], qui remonte à 2016. La réalisatrice, bosnienne de naissance mais installée en Autriche, questionne dans son travail les limites éthiques du cinéma, toujours de manière radicale. Avec Those Shocking Shaking Days, elle employait l’écran noir, des plans statiques et les angles morts pour remettre en cause le rôle dominant des images, tandis que de gros sous-titres posaient des questions difficiles dans une prose poignante et impitoyable. De Facto, son deuxième film, qui aborde des thèmes similaires à travers des moyens formels inventifs, a fait sa première cette année au Forum de la Berlinale et remporté le mois dernier le prix du meilleur long-métrage de la section Retueyos du Festival de Gijón (lire l'article).
De Facto parle de vie dépouillée de tout, d’état d’exception et d’extrême violence, mais refuse catégoriquement de montrer un seul instant une seule de ces choses. Qui plus est, il n'a pas du tout l'allure d'un film qui traite de ce genre de sujets. Dès le tout premier plan, on voit un homme ensuite qualifié d'Acteur 1 (Christoph Bach) assis à une table. Le dessus de la table, en verre, reflète la luxuriante verdure d'une forêt telle qu'elle apparaît à travers les fenêtres sans vitres du pavillon entièrement où la scène se situe. Nous (le spectateur, la caméra) sommes à l’intérieur de ce pavillon avec Acteur 1 tandis que le vent fait bruire les feuilles des arbres au second plan. En un seul plan filmé à partir d’un angle, on voit le personnage se mettre à parler sans s’arrêter, pendant près de 30 minutes.
Ce qui suit une avalanche de monologues prononcés d'un air totalement impassible, composés de verdicts et de confessions à la première personne, de témoignages et de textes philosophiques, le tout bien emballé dans une prose raffinée et érudite. L’homme utilise le "je" pour guider le spectateur à travers le dédale de la souffrance humaine, mais en supprimant chirurgicalement du discours douleur et culpabilité : il parle de camps de concentration ou de travail, de hiérarchies verrouillées, de massacres, de viol en masse, et du legs sanglant du monde.
La syntaxe élégante et complexe jure avec les descriptions très précises des tortures que le texte évoque. Les plans statiques interminables sont sans merci pour le spectateur, les mots racontant une brutalité sans trêve qui se succèdent sont comme des rafales de balles, et il n'y a nulle part où se cacher. Même quand la scène se termine et qu'un glissement dans l'espace nous permet de connaître Acteur 2 (Cornelius Obonya), dont le témoignage est de nature plus philosophique. Cela dit, ce genre de cinéma ne cherche en rien à offrir du réconfort. Doborac fait partie des rares cinéastes actives/actifs aujourd’hui qui expérimente avec la forme et le contenu d’une manière qui rend l'adjectif même d'"expérimental" nul et non avenu. Son approche cérébrale du septième art défait la relation généralement très nette entre signifiant et signifié, et ouvre un procès sur la nature indicielle du cinéma. Qu’est-ce qu’un index ? Ce qui reste d’une réalité saisie (ou recréée) en 24 images par seconde ? Est-ce qu’un film porte vraiment ne serait qu'une seule trace du monde réel ? En posant ces questions dans le contexte d'une violence extrême et de témoignages des coupables, De Facto devient un travail introspetif charnière.
Dire de ce film qu'il est dur à regarder est un euphémisme et très franchement, il n’est pas plus facile d'écrire dessus, mais s'il y a un titre qu'on peut considérer comme un "must" à voir absolument, c'est bien De Facto. Si Joshua Oppenheimer et Errol Morris ont rendu leur légitimité aux évocations comme technique valide en matière de documentaire, Selma Doborac va encore plus loin : non seulement elle nie toute validité des reconstitutions, mais elle invente aussi de nouvelles manières de mettre en scène et demettre en scène la relation entre le monde et le cinéma d'une manière radicale et éthique au plus haut degré.
De Facto est une coproduction entre l'Autriche et l'Allemagne. Les ventes internationales du film ont été confiées à sixpackfilm.
(Traduit de l'anglais)
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