Critique : Moses
par Olivia Popp
- Dans leur nouveau film, Jenni et Lauri Luhta réfléchissent sur la naissance du monothéisme à travers l'histoire de l'art et une représentation du dernier livre jamais écrit par Sigmund Freud

Deux doigts tendus l'un vers l’autre, pas entre Adam et Dieu, mais entre Freud et Moïse, deux prodigieuses figures de la tradition judaïque autour desquelles on été créés des mythes uniques, posant comme s'ils étaient en train de réinventer l’histoire de la création. Les artistes multimédia expérimentaux et de performance finlandais Jenni et Lauri Luhta, la première en Freud, le second en Moïse, recréent dans leur deuxième long-métrage, Moses [+lire aussi :
interview : Jenni Luhta et Lauri Luhta
fiche film], qui vient de faire sa première mondiale dans le cadre de la compétition Tiger du Festival international du film de Rotterdam, La Création d’Adam de Michel-Ange.
Ce travail est ce que l'IFFR qualifie de "film lecture-performance". Freud (incarné par la figure androgyne de Jenni Luhta) y dit des monologues qui sont des passages de son ouvrage L'homme Moïse et la religion monothéiste (1939) pour le spectateur, régulièrement interrompu par les interventions silencieuses d'un Moïse austère (Lauri Luhta). Freud avance en particulier l’argument (souvent polarisant) selon lequel Moïse était un noble égyptien dont les pratiques et connaissances spirituelles dérivaient d’une sorte de religion monothéiste égyptienne désormais éteinte. Cette affirmation débouche sur une exploration plus vaste du développement de la Chrétienté et de la peur de Freud d'être persécuté par l’Église catholique.
À condition qu’on accepte ce que les Luhta proposent, Moses fait l'effet d'un traité qui explore la naissance du monothéisme tout en provoquant une certaine frustration. Jenni Luhta dit les mots de Freud (traduits de l’allemand original par Lauri Luhta) assise dans différents lieux, avec une transition fluide d'une pièce où le fond est une toile (et où la lumière est crue, comme si elle était exposée dans une vitrine de musée) au bureau du père de la psychanalyse en Angleterre, où il a vécu en exil à la fin de sa vie. Selon la méthode freudienne, fondée sur le dialogue entre le patient et le médecin, Freud et Moïse sont tous les deux placés dans la lumière, mais il n'est pas montré clairement qui est le patient et qui le docteur.
Puisant dans une iconographie d’histoire de l'art qui va de statues à des peintures religieuses, les auteurs ajoutent des strates d’images qui accompagnent différents passages, pour soutenir la partie "lecture". Par exemple, ils juxtaposent la figure imposante de Moïse tel que sculptée par Michel-Ange, qu'on peut voir dans la basilique Saint-Pierre-aux-Liens de Rome, et le buste de la reine égyptienne Nefertiti. À la lumière du fait que ces images sont presque totalement sorties de leur contexte, l'effet de cette technique s'avère moins dialogique que les monologues : le procédé ajoute surtout une ambiance supplémentaire.
L’aspect performance, plus consciemment maîtrisé, reste celui où les artistes convainquent le mieux, mais l'usage qu'ils font de la forme cinématographique est parfois maladroit. Sur un sujet qui déborde de discours sur l’historicisation et la relativisation des phénomènes socio-religieux, Moses se contente parfois de recourir à un effet filmique ou une superposition d'oeuvres d'art pour poursuivre la conversation. Bien que le film essaie de se connecter à des éléments d'histoire de l'art, parfois la forme semble ne pas avoir totalement le contrôle du contenu, ou en exploiter pleinement toutes les possibilités.
Les aspect qui font le plus réfléchir sont les différentes manières à travers lesquelles la prose est transmise, en refusant toute dichotomie entre la croyance et l'absence de foi, et entre le mythe et la réalité. Avec sa barbe formidablement blanche collée sur son visage et son air contemplatif, le Freud de Jenni Luhta ressemble parfois davantage à Miyazaki qu'au psychanalyste, mais on se dit vite qu'il est très probable que cela fasse partie du jeu. Croire qu'il s'agit vraiment ici de Freud, c'est adhérer à une lecture passive de son texte qui ne l'interroge pas. De même, le Moïse de Lauri Luhta brise souvent le quatrième mur pour toiser le public, comme s'il le mettait au défi de choisir un côté. La construction active de ces deux immenses figures est une chose que l'élaboration de l'histoire et les Luhta ont fait et continuent de faire. Qui sont-ils vraiment, et qui est en position d’écrire "la vérité" ?
Moses est une production finlandaise de Jenni et Lauri Luhta eux-mêmes.
(Traduit de l'anglais)
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