Critique : The Alienated
par Savina Petkova
- Le deuxième long-métrage de la scénariste et réalisatrice Anja Kreis, qui a mis du temps à venir, courbe sous le poids d'une myriade de références, d'humeurs et d'ambitions conceptuelles

En 2018, Anja Kreis, née en Union soviétique, a remporté un prix spécial du jury au Festival international du film de Transylvanie pour son film de fin d’études, Scythe Hitting Stone [+lire aussi :
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fiche film], que Cineuropa avait alors qualifié, possiblement, de la "plus belle découverte" du festival. Naturellement, les attentes son élevées pour son deuxième long-métrage, d'autant qu'il lui a fallu presque sept ans pour faire The Alienated [+lire aussi :
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interview : Anja Kreis
fiche film], un film dramatique macabre quasi dystopique qui a fait sa première cette année au Festival de Karlovy Vary dans la compétition Proxima. La scénariste et réalisatrice adopte ici une approche méticuleuse des thèmes de la violence et des complexités de la nature humaine (cinématographiquement et philosophiquement), mais la pression que cela met sur le film paraît un peu trop lourde.
L’intrigue s’articule autour d’une professeur de philosophie, Varvara (Maria Chuprinskaya), et de sa sœur Angelina (Dana Ciobanu), qui est gynécologue et vient d’être mutée depuis Moscou dans la petite ville russe anonyme où l'autre vit et travaille. Ce qui est clair, c’est que la ville est en émoi : la nouvelle voie rapide permet plus de travail du sexe et plus d’avortements, or les locaux voudraient retrouver le paix et la tranquillité, mais ne savent pas comment faire. Tout le reste, au-delà de l’histoire elle-même, est flou. Il y a de nombreuses disputes entre les sœurs, agressives et arrogantes avec tout le monde (y compris l’une avec l’autre), de nombreuses scènes situées à l’université et à la clinique, pour mettre en avant leurs environnements de travail bizarres, et une tonne de personnages secondaires et tertiaires qui constituent un microcosme (bien tordu) dans la petite ville sans nom. Il est vrai que tous les films n’ont pas besoin d’une intrigue avec un arc narratif soutenu, et The Alienated compense largement par son atmosphère morbide, mais globalement séduisante, d’entropie sociale.
Enfant, Kreis passait du temps dans le cabinet de gynécologie où travaillait sa mère, et son étonnement d’enfant, peint à grands coups de brosse trempée dans la terreur, emplit le film du début à la fin. Les scènes qui sont peut-être les plus déroutantes sont enveloppées dans des ombres qui semblent palpiter d'étrangeté et d’anticipation : les couloirs, les rues désertes, les recoins des pièces filmés de manière statique et d’une certaine distance frisent tous l'épouvante, mais ne basculent jamais totalement sur ce terrain. Ce sont la Steadicam et les longues prises qui permettent une immersion temporaire dans un monde sans Dieu, ou "au-delà du bien et du mal", comme le dit elle-même Varvara.
The Alienated insiste fortement sur ses références philosophiques dès qu'il en a l'occasion, mais dans sa tentative d’imaginer un monde nietzschéen dans la Russie rurale, il finit par simplifier beaucoup des discussions autour de la généalogie de la morale qui hante les travaux du philosophe allemand. La théologie est rejetée, et Dieu est traité en caricature, mais le film ne veut pas non plus qu'on se mette à croire à une sous-intrigue antéchristique (même si sur le plan formel, on pourrait le croire) et préfère parsemer à droite à gauche des citations et des réfutations faciles qui ne valent pas beaucoup plus que du cynisme primaire. Si vous avez été traumatisé par 4 mois, 3 semaines et 2 jours [+lire aussi :
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interview : Cristian Mungiu
interview : Oleg Mutu
fiche film] de Cristian Mungiu, The Alienated n’est peut-être pas le film pour vous. Même s’il pose des questions pertinentes sur l’autonomie de chaque individu pour tout ce qui concerne son corps et sur l'avortement, la manière dont il traite ce deuxième sujet est tellement lourde (et trop crue et sinistre) qu’il reste impossible de dire si c’est une lecture introspective ironique sur l’enfer sur terre, ou simplement une condamnation sous forme de film.
The Alienated a été produit par la société allemande Fortis Fem Film, en coproduction avec Pascaru Production (Moldavie) et Midralgar (France).
(Traduit de l'anglais)
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