Critique : Sleep #2
par Martin Kudláč
- Radu Jude expérimente et repousse les limites de la forme cinématographique en transformant des images de la vie ordinaire en méditation provocatrice sur le voyeurisme et le legs d’Andy Warhol

Le réalisateur roumain Radu Jude, dont les travaux expérimentaux défient les formes cinématographiques conventionnelles en mélangeant la fiction, le documentaire et les images d’archives, présente son nouveau travail, Sleep #2 [+lire aussi :
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fiche film], hors compétition au Festival de Locarno, où il a décroché le Prix spécial du jury l’année dernière avec N'attendez pas trop de la fin du monde [+lire aussi :
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fiche film]. Les films de Jude traitent fréquemment des réalités historiques et sociopolitiques de la Roumanie, un thème également présent dans Eight Postcards from Utopia [+lire aussi :
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fiche film] (co-réalisé avec Christian Ferencz-Flatz), qui est projeté avec Sleep #2. Quoique les autres films soient considérés comme des "films d'ordinateur", ils diffèrent significativement par leurs approches et leurs contenus. La méthode de Jude, également influencée par les techniques brechtiennes, entre autres, souligne la nature de production montée de toutes pièces du cinéma et encourage le spectateur à réfléchir de manière critique sur les discours proposés dans les films. Cette démarche est évidente dans Sleep #2, où Jude transforme des vidéos trouvées pour en faire une expérience cinématographique méditative.
Entre janvier 2022 et février 2023, Jude a observé la transmission en direct sur EarthCam d'images filmées dans un cimetière à Bethel Parc, Pittsburgh, par une caméra dirigée vers la tombe d'Andy Warhol. Par contraste avec la célèbre déclaration de Warhol sur le quart d'heure de gloire, son tombeau est montré en streaming 24|7, tout au long de l’année. Jude a monté ensemble des séquences filmées aux différentes saisons, de jour comme de nuit, où tout un éventail de visiteurs viennent sur ce site. Ce film de 61 minutes montre les gens qui viennent se prendre en selfie avec la tombe décorée de conserves de Campbell's Soup, les écureuils qui courent autour de la sépulture et les opérations de maintenance routinières, le tout sur les sons d’ambiance de la vie autour de la dernière demeure de l’artiste, un ultime lieu de repos tout sauf paisible.
Le titre Sleep #2 se réfère explicitement au film d’avant-garde Sleep réalisé par Warhol en 1963, qui montrait John Giorno en train de dormir sur 321 minutes. Warhol a décrit ce travail comme un "antifilm". Il appartient à une série qui comprend aussi Kiss, Eat, et Blowjob, tous trois beaucoup plus courts. Le travail de Jude a toufefois une dimension plus métacinématographique. Sleep #2 est un film composé de segments d’images filmées trouvées et montée dans le style d’un documentaire d’ordinateur. À rebours de l’approche minimaliste de Warhol, Sleep #2 de Radu Jude est un collage hétérogène qui rend compte d’une vaste gamme de moments du live feed. Le film oscille entre caméra cachée, enquête sociologique, exercice de voyeurisme, veillée méditative et observation de la vie sauvage, le tout à partir d’une seule caméra fixe et d'un seul espace : la tombe de Warhol.
S'il est projeté à Locarno avec Eight Postcards from Utopia, Sleep #2 laisse beaucoup plus de place à l’interprétation. Alors que Eight Postcards from Utopia brosse un tableau socio-économique et politique de la transition de la Roumanie de la dictature au capitalisme à travers un montage de publicités d’époque, Sleep #2 se rapproche davantage de l'art vidéo. Le film fonctionne comme une réflexion métacinématographique sur les expérimentations de Warhol et comme un hommage au provocateur héraut du Pop Art en brouillant les frontières entre documentaire, essai et art vidéo tout en interrogeant la notion même de cinéma, et d'art.
Sleep #2 a été produit par Radu Jude.
(Traduit de l'anglais)
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