SAN SEBASTIÁN 2024 Compétition
Critique : The End
par Olivia Popp
- Dans son premier long-métrage de fiction, Joshua Oppenheimer présente une opérette post-apocalyptique allégorique troublante qui s'attaque aux ravages de la modernité

Ne vous y trompez pas : le nouveau film de Joshua Oppenheimer, une opérette post-apocalyptique de deux heures et demie avec des airs d'enfant secret de Stephen Sondheim et Jason Robert Brown (avec une touche de Justin Hurwitz), ne le cède en rien à ses films précédents, ni en audace, ni en virulence critique par rapport à la manière dont la sphère publique mondiale gère les crises et les atrocités. Avec The End [+lire aussi :
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fiche film] (2014, Grand Prix du jury à Venise) fait un pas de côté (avec des bottes de sept lieues !) et change de genre pour envisager la vie après la fin du monde, autour de personnages qui sont, en tout état de cause, responsables du triste sort du genre humain. Oppenheimer ne se détourne du génocide abordé dans ses films précédents que pour évoquer l'Hydre à deux têtes de l'humanité, avec d'un côté le climat, de l'autre le capitalisme néolibéral. The End, scénarisé par Oppenheimer et Rasmus Heisterberg, est en lice pour le Coquillage d'or de San Sebastian, après avoir fait sa première mondiale au Festival de Telluride et été présenté à Toronto parmi les séances spéciales.
On vous présente ici la dernière famille du monde. Après une véritable apocalypse climatique, un ancien magnat du pétrole (Michael Shannon) et sa femme (Tilda Swinton) vivent une vie luxueuse, avec à leurs côtés leur jeune fils adulte (George MacKay), un maître d’hôtel (Tim McInnerny), un médecin (Lennie James) et la meilleure amie de la femme (Bronagh Gallagher), dans une superbe demeure dressée sur les ruines d’une mine de sel. Quand une jeune femme (Moses Ingram) parvient à pénétrer cette forteresse inviolable en implorant qu'on lui offre un abri, la famille est forcée de faire une exception à sa règle "eux contre nous", selon laquelle ils n'ont jusque là permis à aucun survivant de franchir le seuil de la résidence où ils prévoient de rester pour toujours. Tandis que le fils, impressionnable, car il a grandi sans jamais voir le monde extérieur, se prend d'affection pour la jeune femme, plus progressiste, qui l'amène à remettre en question tout ce qu’on lui a jamais appris, la famille se retrouve confrontée à une réalité changeante. C'est une lutte entre le moderne et l'ancien qui se joue à partir de là – pas entre la technologie et son absence mais entre l'esprit critique et son absence, entre ceux qui regardent en direction de l'avenir et ceux qui continuent de s’accrocher à la nostalgie d'un "âge d'or".
L’opérette, généralement reservée aux sujets légers, peu sérieux, s'avère être le format parfait pour examiner la manière dont les humains (particulièrement en tant que collectif corporate intergouvernemental) se sont absous de toute responsabilité dans des crises d'une ampleur inimaginable tout en fonçant tête baissée vers un futur profondément non-durable, avec un clin d’œil, un sourire et la promesse de "faire mieux à partir de maintenant". Les paroles écrites par Oppenheimer, qui accompagnent d'emphatiques ballades de spectacle musical composées par Joshua Schmidt (également auteur de l'ensemble des autres musiques avec Marius de Vries), frôlent la vacuité satirique : les personnages chantent dans un délicat vibrato des airs qui parlent du besoin d’individualisme, de l'importance de protéger les libertés personnelles et quelque chose sur la lumière qui revient régulièrement. Tout comme les chansons, dans les spectacles musicaux, sont réservées aux moments d’extrême émotion, les problèmes de la famille semblent, cocassement, totalement contrebalancés par leur richesse et leur statut de privilégiés : après tout, ils ont tout ce dont ils auront jamais besoin, pour toujours.
The End repose fortement sur MacKay, qui joue admirablement un fils à la fois attachant et infantile à qui on fait écrire des fictions dramatiques sur les conquêtes de son père dans le monde de l'entreprise, mais qui préférerait largement s'ébattre dans des tas de sel, tourner sur lui-même jusqu'au vertige et agiter les bras comme s’il voulait tester les limites de sa forme corporelle. C’est le bloc de marbre facile à sculpter d'Oppenheimer, la page blanche du dernier fils prodigue du monde. Quel sera le futur de l’humanité ? Les parents se conçoivent comme la quintessence de la civilisation, le fils comme le dieu de son petit train jouet, installé dans une pièce remplie de tableaux romantiques de paysages, façon Caspar David Friedrich ou Ivan Aivazovsky, qui représentent un certain idéal du sublime à l’occidentale. La caméra de Mikhail Krichman serpente à travers la maison comme on errerait sur une scène de théâtre, comme pour mettre en avant l'élément factice de la réalité soigneusement construite de cette famille, mais le brio de ce récit explicitement allégorique d'Oppenheimer est bien plus difficile à analyser que les personnages ne le révèlent après un premier visionnage. Et la même question lancinante demeure : c'est peut-être la fin... mais la fin de quoi ?
The End a été coproduit par Final Cut for Real (Danemark), The Match Factory Productions GmbH (Allemagne), Wild Atlantic Pictures (Irlande), Dorje Film (Italie), Moonspun Films (Royaume-Uni) et Anagram Produktion (Suède). Les ventes internationales du film sont gérées par The Match Factory.
(Traduit de l'anglais)
Galerie de photo 23/09/2024 : San Sebastian 2024 - The End
8 photos disponibles ici. Faire glisser vers la gauche ou la droite pour toutes les voir.



© 2024 Dario Caruso for Cineuropa - @studio.photo.dar, Dario Caruso
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