Critique : Wondrous Is the Silence of My Master
- Dans son deuxième long-métrage, Ivan Salatić déjoue les attentes par rapport à notre conception habituelle de la fiction historique et propose une expérience très immersive

Le Monténégro est le plus petit pays des Balkans, mais tout au long de son histoire, il a toujours été marqué par une certaine singularité. Ses reliefs accidentés (le pays est tout de montagnes et de plateaux) ont empêché une conquête totale par les Ottomans, à la fin du Moyen Âge, et sa société organisée de manière tribale, nourrie par des mythes sur le courage de son peuple, a fait que le pays a été le premier de la zone à gagner son indépendance. Après cela, il est devenu une théocratie dominée par un évêque. Un de ces évêques, Pierre II Petrovitch-Njegos, qui a officié au XIXe siècle et qui était également écrivain et philosophe, est devenu une figure culte et une sorte de trésor national.
En surface, le deuxième long-métrage d'Ivan Salatić (You Have the Night [+lire aussi :
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fiche film], 2018) fait l'effet d'une fiction historique fondée sur des détails bien connus et très publics sur la fin de vie de Njegoš, mais en vérité, le cinéaste monténégrin a quelque chose de totalement différent en tête. Wondrous Is the Silence of My Master [+lire aussi :
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fiche film] vient de faire sa première dans le cadre de la compétition Tiger de l'IFFR.
L'identité du véritable héros du film nous est dévoilée dès le début, par un long carton d'introduction qui explique que les essais d'écriture sommaires de Đuko (Luka Petrone), le garde du corps du légendaire poète-évêque, ont été retrouvés par hasard au marché au poisson de la ville côtière de Kotor. Cependant, avant qu’on ne fasse sa connaissance, Salatić nous sert un prologue qui montre comment était la vie dans le Monténégro du XIXe siècle. Nous rencontrons Đuko pendant son service, alors qu'il refuse à un jeune héros (ramenant la tête d'un envahisseur turc qu'il vient de couper) d'entrer et de déranger son maître, qui est occupé à lire. Đuko le décrit comme "le chef parmi les barbares et le barbare parmi les chefs".
Dans le film, un évêque et poète appelé Morlak (joué par le poète croate Marko Pogačar) est malade et veut trouver un remède à son mal. Il se lance ainsi dans un voyage vers le sud de l’Italie, où il croit qu’il va se remettre. Il est accompagné par sa fille (Vanja Matić), Đuko et un autre garde nommé Božo (Vladimir Milošević). Une fois le groupe installé dans une villa de bord de mer proche de Naples, Morlak se lance dans des échanges philosophiques stimulants avec l'élite intellectuelle locale, ce qui le remet d'un coup face à la dure réalité, de même que Đuko, qui essaie tant de le protéger que cela vire à l’obsession. Quand se présente un compatriote qui vit aussi dans les parages, le comportement jaloux de Đuko monte en flèche…
Comme dans les précédents travaux de Salatić, il y a une certaine distance philosophique entre le cinéaste et ce qu’il essaie de montrer, et l'écart temporel entre l'époque dépeinte et notre monde contemporain ajoute à cela, ce qui montre bien que le réalisateur s'intéresse moins aux faits biographiques et historiques sur Njegoš/Morlak qu'à l’obsession de sa société par rapport au mythe qui entoure ce personnage, alors même que cette société continue de vivre sans s'en soucier dans le même univers fondamentalement patriarcal, avec les mêmes hiérarchies rigides qu'il y a presque deux cents ans.
Cette distance qu'a le réalisateur n’est en rien de l'arrogance, car elle est comblée par un travail artistique colossal sur tous les aspects du film sans exception : la photographie en clair-obscur d’Ivan Marković, le montage méditatif tout à fait adapté de Jelena Maksimović, la musique composée par Toni Cutrone/Mai Mai Mai, à la fois abstraite et variée. Ainsi, Wondrous Is the Silence of My Master est non seulement une œuvre de cinéma magnifiquement réalisée, mais une expérience complètement immersive.
Wondrous Is the Silence of My Master est une coproduction entre le Monténégro, l’Italie, la France, la Croatie et la Serbie pilotée par Meander Film, en coproduction avec Nightswim, Bocalupo Films, Dinaridi Film, Non-Aligned Films et la Radio-Télévision du Monténégro.
(Traduit de l'anglais)
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