BERLINALE 2025 Berlinale Special
Critique : Au rythme de Vera
par David Katz
- BERLINALE 2025 : Dans le biopic d’Ido Fluk, une promotrice de concerts de 18 ans organise des événements de jazz les plus légendaires de l’histoire, avec Keith Jarrett sur scène

On pourrait considérer que le légendaire disque The Köln Concert piano solo de Keith Jarrett a déjà eu droit à un traitement cinématographique définitif. Évoluant bien au-delà du petit extrait musical décoratif de moins d’une minute, Nanni Moretti a dédié tout un passage de son grand classique, Journal intime, à un long travelling où on le voit faire en mobylette un pèlerinage jusqu’à la plage où fut assassiné Pier Paolo Pasolini, au son des trilles de Jarrett. Cette décision de curateur désintéressé revenait à confier toute la valeur artistique de ce segment du film au jazzman, dont les improvisations sinueuses conditionnent entièrement son atmosphère singulière.
En termes de fictionnalisation de la vie d'un grand musicien, Ido Fluk choisit dans Au rythme de Vera [+lire aussi :
interview : Ido Fluk
fiche film] (Köln 75) une voie classique, quoiqu'assez énergique, pour relater les accomplissements de Jarrett. Il a toutefois eu la sage idée de consacrer un de ses fils rouges narratifs à la promotrice du concert de Cologne, Vera Brandes (Mala Emde), 18 ans, dont le plaidoyer attachant a contribué à forger une pièce clef de l'histoire du jazz. Le film fait sa première mondiale aujourd’hui à Berlin, dans la section Special Gala.
Le scénario de Fluk est double par sa structure, mais aussi sa qualité : intéressant et effervescent quand il détaille la contribution décisive de Brandes à la légende de Jarrett et au jazz européen dans son ensemble, il devient ampoulé quand on observe les circonstances difficiles de la représentation du pianiste américain (incarné par un John Magaro qui ne manque pas d'avoir de grosses poches sous les yeux). La dramatisation de sa posture torturée accompagnant un style de jeu qu'aucun professeur de musique strict n'approuverait et de son horloge biologique mise sens dessus dessous par sa tournée ininterrompue (le tout souligné, pour la forme, par des maniérismes comportementaux censés renvoyer à l'idée de "l'artiste difficile" de la part de Magaro) ne rehausse ni notre appréciation de la musique jouée, ni des excentricités dans sa construction, car Jarrett laissait le développement mélodique de ses prestations au hasard dès le moment où levait le couvercle du clavier.
La trajectoire triomphale de Brandes confirme de son côté l'idée selon laquelle il faut "faire semblant jusqu’à ce qu’on y arrive". Hypnotisée par le swing persistant de ce jazz et la liberté harmonique du musicien, dans un café-glacier de Cologne servant aussi de lieu de concert, elle résume parfaitement la tendance qu'ont les jeunes à s'abandonner à la force vitale, addictive et universelle, de la musique. En lui donnant un père désapprobateur (Ulrich Tukur) qui appartient très nettement à la génération allemande précédente (sa profession de dentiste représentant une sorte de philistinisme bourgeois en opposition avec ses idées à elle) et en en faisant la source improbable d'une soif particulière de musique d'avant-garde, le film gagne en crédibilité. Ça fait chaud au cœur, de voir le jazz traité comme le rock dans les films à thème musical, avec une séquence explicative brisant le quatrième mur où un personnage de journaliste joué par Michael Chernus (un choix de casting qui tombe à point, compte tenu de son rôle dans le récit sur Bob Dylan Un parfait inconnu) clarifie, sans jamais tomber dans le simplisme, le parcours du jazz d’airs populaires au tempo rapide à des œuvres improvisées chargées de douleur et sans structure.
Ironiquement pour Jarrett, le pendule est reparti dans l'autre sens : si ce n'est pas le cas avec The Köln Concert, les albums qu'il a enregistrés après ça rentrent tranquillement dans la catégorie musique New Age sereine, un accompagnement de fond idéal pour les endroits comme le cabinet dentaire du père de Vera, par exemple. En somme, Köln 75 frustre indéniablement par sa compréhension très nette de la manière dont la grande musique peut rendre ses adeptes passionnés plus importants que ceux qui créent les sons eux-mêmes. Nous montrer comment s'est passé l'enregistrement de cet album est une idée généreuse, d'autant que le film fait partie de la célébration générale des cinquante ans dudit album, mais dans le cas de Jarrett en particulier (par rapport à Bob Dylan, pour l'invoquer de nouveau), l'attrait étonnant de sa musique rend nul et non avenu tout besoin d’explorer son ego.
Au rythme de Vera est une coproduction entre l'Allemagne, la Pologne et la Belgique qu'a pilotée One Two Films en coproduction avec Extreme Emotions, Lemming Film België et Alamode Filmproduktion. Les ventes internationales du film sont gérées par Bankside Films.
(Traduit de l'anglais)
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