Critique : Bulakna
par Fabien Lemercier
- Leonor Noivo tresse un pont en miroir entre les Philippines et l’Europe, entre l’économie du présent et le passé colonial, autour de deux femmes et du métier d’employée de maison exilée

"Ils t’apprendront à tout faire à la perfection, autant de choses que possible dans l’ombre. Plus invisible tu es, meilleur est ton travail." Après Come la notte [+lire aussi :
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fiche film] de Liryc Dela Cruz (découvert à la Berlinale), les employées de maison d’origine philippine essaimées dans le monde entier sont de nouveau sur le devant de la scène dans Bulakna, le premier long métrage de réalisatrice de la Portugaise Leonor Noivo (connue notamment en tant que co-scénariste et productrice de L’usine de rien [+lire aussi :
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interview : Pedro Pinho
fiche film] de Pedro Pinho), dévoilé en première mondiale dans la compétition internationale du 36e FIDMarseille.
C’est un angle à triple face qu’explore la néo-cinéaste en entrecroisant les trajectoires de deux femmes, l’une jeune et tentée s’exiler, l’autre émigrée de longue date à Lisbonne et se posant la question du retour, le tout sur fond d’Histoire et de colonisation.
"Il faut sécher ces poissons pour qu’ils nous rapportent quelque chose." Nous sommes sur l’île de Mindoro, dans le très modeste petit village de Pasi II où le quotidien tourne autour de la pêche sur de simples pirogues, où se déversent régulièrement des pluies torrentielles et où les hamacs font passer le temps. Là, une très jeune femme travaillant dans une échoppe de vente de poissons au bord de la route commence à envisager un avenir ailleurs ("je me sens limitée sur l’île") en dépit des préventions d’une collègue et amie qui a déjà vécu l’expérience d’employée de maison à l’étranger ("je n’avais personne à qui parler car personne ne parlait ma langue", "je suis heureuse avec ma vie maintenant, mais la douleur est encore là"). Partira-t-elle comme l’y invitent nombre d’agences spécialisées à Manille dispensant des formations très pointues (avec poupées pour apprendre à s’occuper de bébés et mannequins pour les personnes âgées, cours de cuisine, de nettoyage, etc., et règles d’or à respecter pour reste à sa place) ?
De l’autre côté de l’océan, dans la capitale portugaise, une autre Philippine fait le point sur sa vie. Ancienne journaliste dans son pays, elle a choisi depuis de très longues années l’exil économique comme employée de maison dans une belle villa bourgeoise. Mais elle souffre de solitude (malgré son petit cercle de copines compatriotes exerçant la même activité qu’elle) et de la distance avec sa famille (ses enfants et son vieux père) restée au pays. Rentrera-elle ?
En exposant les deux côtés de la problématique avec une caméra d’une grande proximité et en recourant à la voix intérieure du personnage basé en Europe, Leonor Noivo éclaire avec une parfait réalisme les enjeux humains de l’exil économique. Mais surtout la cinéaste y ajoute une dimension beaucoup plus vaste en évoquant (à travers des scènes d’une troupe de théâtre) L’histoire de la colonisation des Philippines écrite par les Européens à l’opposé des racines de la culture locale, un passé où l’esclavage entre en résonance avec les nouvelles formes d’exploitation économique contemporaines.
Bulakna a été produit par la société portugaise Terratreme Filmes (qui gère les ventes internationales) et la société française Barberousse Films.
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