Critique : Cinema Jazireh
par Vladan Petkovic
- Dans son deuxième long-métrage, la réalisatrice turque Gözde Kural adopte une approche observationnelle sensible pour raconter une histoire cruellement lugubre

La réalisatrice turque Gözde Kural retourne en Afghanistan huit ans après son premier long-métrage, Dust, avec Cinema Jazireh [+lire aussi :
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fiche film], qui vient de faire sa première mondiale dans le cadre de la compétition pour le Globe de cristal de Karlovy Vary (ce qui lui a valu les félicitations du jury œcuménique, lire l’article). Ce film de 128 minutes relatant une histoire impitoyablement sinistre aura sans doute du mal à trouver son public au-delà du circuit des festivals, malgré l’approche douce et attentive de la réalisatrice.
On rencontre Leila (Fereshteh Hosseini) alors qu'elle erre dans les rues d’une petite ville la nuit, en quête de son fils Omid, disparu après une attaque des talibans survenue chez eux, pendant lequelle son mari a été assassiné. Kural pose immédiatement le sentiment qu'a l’héroïne d'être perdue et seule à travers les cadrages effectués par le chef opérateur Adib Sobhani, dont la caméra n’est pas juste secouée, mais virevolte presque autour d’elle.
Deux scènes très rudes, où Leila apparaît dans des gros plans douloureux, montrent qu’une femme ne peut pas marcher seule, même couverte d’une burqa. Par conséquent, dans un geste de tragédie grecque, elle enlève les graviers recouvrant la tombe anonyme de son mari, coupe sa barbe avec des ciseaux, se la colle sur le visage et se met à porter ses vêtements.
Pendant ce temps, on découvre que le Cinéma Jazireh n'est qu'une façade masquant une opération de kidnapping de jeunes garçons pour en faire des travestis prostitués. L'un d'eux, Azid (interprété avec candeur par Ali Karimi), est amené par le boss, Waheed (Hamid Karimi), flanqué de son homme de main Ashraf (Meysam Damanzeh). On lui présente Zabur (l'acteur turc Mazlum Sümer), le jeune prostitué résident, qui danse pour les clients et leur prodigue ensuite des services sexuels. Il va devoir apprendre le métier à Azid et deux autres garçons.
Après avoir essayé, en vain, de s’adresser au bureau des personnes disparues, Leila continue de déambuler dans la campagne jusqu’à s’évanouir dans les bras de Sinjar (Reza Akhlaghirad), un fossoyeur d'âge moyen. Il l'aide à se remettre sur pieds et trouve le Cinéma Jazireh.
L'histoire semble située dans les années 1990, car les DVD sont encore une nouvelle technologie dans la boutique de contrebande où Waheed achète une Gameboy et une caméra qu'il laisse Azid utiliser, ce qui ajoute un angle intéressant (le garçon est attiré par l’affiche de Freaks de Tod Browning). Ils acquièrent aussi un DVD de Titanic qu'ils regardent avec beaucoup d’intérêt, et on entend “My Heart Will Go On” à plein volume hors champ. Des petits moments comme ceux-là nous disent que ces hommes ne sont pas des monstres mais des êtres humains, ce qui rapproche inconfortablement l’histoire du spectateur et la rend universelle. Le fait que le ministère de la Culture turc ait supprimé ses aides au film après l’avoir vu en dit long.
Des motifs comme le moment où Leila creuse la bombe, celui où Sinjar pêche un cadavre dans la rivière pour donner à Leila une barbe plus correcte, ou l'exécution hors champ de trois hommes pour avoir vendu de la musique sur cassette sont contrebalancés par le rose de la salle de spectacle du Cinema Jazireh, et la musique et les rires qu'on y entend – c'est le destin de Zabur qui est particulièrement touchant. Tandis que Leila, habillée en homme, mène une mission douloureuse mais s'accroche à l'espoir de trouver son fils, Zurab, qui s'habille en femme sur scène, n'a jamais rien connu d'autre que la vie qu'il mène et va vers un futur particulièrement incertain. Ce dialogue fait à la fois un effet de contraste et de chevauchement, tout comme l’approche sensible, douce et observationnelle de Kural, qui nous invite à regarder la souffrance et à la comprendre au lieu de juger, même s'agissant des talibans.
Cinema Jazireh est une coproduction entre la Turquie, l'Iran, la Bulgarie et la Roumanie pilotée par Toz Film Production, Seven Springs Pictures et Kos Kos Film, en coproduction avec Front Film, Soberworks, Orion et Avva Mixx.
(Traduit de l'anglais)
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