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RENCONTRES L’ARP 2021

Mathieu Debusschère • Délégué général, L’ARP

"Il ne faut pas que le marché soit le seul diktat"

par 

- Le délégué général de L'ARP donne son point de vue sur les sujets chauds de l’actualité de l’industrie cinématographique française, du financement à la chronologie

Mathieu Debusschère • Délégué général, L’ARP

Echange à bâtons rompus avec Mathieu Debusschère, le délégué général de L’ARP, la très influente Société civile des Auteurs-Réalisateurs-Producteurs, à l’occasion de la 31e édition des Rencontres Cinématographiques (au Touquet-Paris-Plage du 3 au 5 novembre).

Cineuropa : La levée générale de boucliers sur l’organisation de projections Netflix en salles en décembre (qui finalement n’auront lieu qu’à la Cinémathèque Française et à l’Institut Lumière) est-elle symbolique de la solidarité de l’industrie cinématographique française ?
Mathieu Debusschère : La filière n’a jamais été aussi unie. Depuis presque deux ans, l’ensemble du cinéma français est pleinement concentré sur les négociations avec les plateformes numériques, d’abord sur la directive SMA, puis avec le décret SMAD, et maintenant dans les négociations pied à pied avec les plateformes et avec Canal+ en particulier. Les distributeurs indépendants, les producteurs indépendants, les producteurs intégrés, les cinéastes : tout le monde est totalement uni pour défendre les mêmes intérêts. La crise a accéléré une meilleure structuration du secteur dans la défense de ses intérêts, notamment à travers des task forces que nous avons mises en place pour négocier avec les plateformes et avant cela, avec le gouvernement sur le dispositif législatif et réglementaire. Il y a un coup qui a été tenté par Netflix. De leur point de vue, ce n’est pas inintéressant, je le comprends et ils défendent évidemment leurs intérêts. C’est à nous, en face d’eux, d’opposer un front uni pour leur dire que la salle de cinéma est faite exclusivement pour voir des films qui sortent en salles de cinéma. Et ce n’est pas être contre Netflix que de dire cela. Nous sommes en négociations avec Netflix actuellement et parmi les plateformes numériques, ce sont avec eux que les négociations sont les plus avancées. Nous discutons avec eux, nous les connaissons, nous ne sommes plus dans un rapport de force frontal comme nous l’avons été pendant des années. Avant, Netflix refusait le principe de nos obligations, ce qui posait un problème immense d’équité vis-à-vis des acteurs français et de principe car Netflix bénéficiait de notre bassin de spectateurs et de créateurs sans financer la diversité culturelle. Aujourd’hui, ils vont la financer. Des obligations sont mises en route et nous discutons avec eux dans une logique qui est un rapport de force de négociations, mais un rapport de forces sain et franchement constructif, contrairement à d’autres plateformes numériques. Il faut juste que sur tous ces petits à-côtés qui sont très signifiants et qui peuvent être très dangereux, nous soyons très unis pour rappeler que la salle de cinéma, c’est pour voir des films de cinéma. Là, il faut que les distributeurs indépendants et les salles de cinéma soient unis sans aucune ambiguïté.

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Où en sont les négociations sur la révision de la chronologie des médias qui devaient normalement aboutir en juillet dernier ?
Il faut remettre les choses dans l’ordre. Beaucoup de gens souhaitent parler de la chronologie avant de savoir comment et dans quelle mesure les plateformes numériques et les chaînes de télévision souhaitent financer et exposer le cinéma européen. La chronologie n’est pas un acquis qui tombe du ciel, ni une vue de l’esprit : elle est faite pour structurer les diffuseurs en fonction de la nature, de la qualité et du volume de leurs investissements. Pour nous, il est totalement contre-intuitif de penser la chronologie avant de penser les négociations et les futurs investissements des uns et des autres. Donc il fallait, et c’est ce que nous sommes en train d’essayer de faire, discuter avec Netflix, Amazon, Disney, Canal+, Orange et les chaînes gratuites (TF1, M6 et France Télévisions en particulier) pour cerner comment ils voyaient les choses, comment eux se saisissaient dans leur volonté industrielle et éditoriale de ce nouvel environnement réglementaire, et notamment de l’arrivée des plateformes, et à quel niveau potentiellement ils souhaitaient se mettre dans la chronologie, mais en fonction de la réalité de leurs investissements.

Cette discussion, nous continuons à l’avoir en particulier avec Canal car c’est le premier bailleur du cinéma français, notre premier partenaire. II est assez compliqué, et c’est cohérent et naturel, de discuter avec les plateformes numériques alors qu’on ne sait pas quelle va être la réalité de l’investissement de Canal et alors qu’on sait, et je pense que tout le monde en a maintenant bien pris conscience, que Canal est à un moment charnière dans la mutation de son modèle industriel en termes d’usages et de commercialisation : le Canal qu’on a connu depuis plus de 30 ans n’est plus et ne sera plus le Canal qu’on va connaître dans les années qui viennent. Canal réfléchit à des mutations profondes qui pourraient avoir un impact, non pas sur la place du cinéma au cœur de leur modèle car il reste l’une des premières voire la première motivation d’abonnement, mais sur le mode de commercialisation. Car on commence à avoir de sérieux doutes sur leur volonté de conserver un modèle généraliste avec du sport, du cinéma, de la série. Cela aurait un impact sur nous parce que dans ce modèle généraliste, le cinéma bénéficie de la dynamique de l’offre sur le sport et sur les séries. Si l’on perd cette logique vertueuse qui permettait d’avoir une relation très positive entre le cinéma et Canal+ depuis plus de 30 ans, cela redéfinira évidemment la nature de nos échanges avec eux, donc la place de Canal+ au sein de la chronologie des médias. Donc nous essayons de discuter avec Canal pour installer à minima un dispositif de transition. On leur dit : "les plateformes arrivent dans notre système, on ne sait pas à quel point elles veulent rentrer dans notre système, on voit bien qu’elles sont en train d’y réfléchir mais que les positions des unes et des autres ne sont pas encore totalement abouties (hormis avec Netflix avec qui on avance de manière constructive), donc dans cet environnement comment vous, Canal, voyez-vous le cinéma et à quel point êtes-vous prêts à le financer au moins pour les trois ans qui viennent ?" Mettons en place un dispositif qui protège Canal tant que faire se peut car on ne peut pas les protéger totalement : avant, les plateformes étaient à 36 mois après la sortie salles mais elles n’avaient pas d’obligations, maintenant qu’elles ont des obligations, il est logique qu’elles avancent dans la chronologie. La question, c’est à quel point elles avancent ? De ce point de vue, tout est entre les mains de Canal. Si Canal joue le jeu, continue à financer le cinéma parce que c’est cohérent par rapport à son modèle, à préfinancer le cinéma et la diversité à travers Canal+ et Ciné+, il est logique qu’ils continuent à avoir une fenêtre de chronologie très favorisée et qu’ils aient un super accord avec le cinéma français. Si à l’inverse, et je ne sais pas répondre à ce stade à cette question, Canal se pose des questions à très court terme sur son modèle industriel et la réalité de ses investissements, notre posture ne sera pas la même vis-à-vis des plateformes et on devra changer d’état d’esprit. Les négociations prennent du temps. Pour être franc, elles patinent un petit peu, mais comme nous sommes très constructif et que Canal est notre partenaire historique, nous avons envie d’y croire, de rester optimiste, de refuser la défiance malgré quelques doutes naissants sur les velléités de Canal d’aboutir à un accord à court terme. Nous continuons à négocier pour ne pas laisser la situation s’encalminer car ce ne serait l’intérêt de personne : Canal a besoin d’une chronologie favorisée et nous avons besoin d’un Canal qui soit fort, qui diffuse, qui prescrive, qui finance la diversité du cinéma européen.

Quid des entrées en salles qui peinent à retrouver leur niveau pré-Covid ? Les conséquences potentielles sur l’amont de la filière et sur le financement des œuvres vous inquiètent-elles ?
Le problème est immense. C’est un problème de pérennité des acteurs indépendants de la filière, mais aussi de ce qu’on entend par acteur indépendant. L’indépendance n’est pas un concept qu’on défend par principe pour se faire plaisir entre nous. C’est ce qui permet aux créateurs d’être le plus libre possible, indépendamment de la seule contrainte de groupes intégrés, et c’est ce qui permet d’avoir des œuvres qui ne soient pas seulement des œuvres de marché. À L’ARP, on ne nie absolument pas la réalité du marché et le fait que le cinéma soit une industrie culturelle car cela coûte encore plusieurs millions d’euros de faire des œuvres de cinéma, donc il est logique que cela s’inscrive dans un marché. En revanche, il ne faut pas que le marché soit le seul diktat, la seule contrainte, qui permette à un film de se faire ou de ne pas se faire. Donc il faut que notre régulation permette qu’on continue à avoir côté cinéma une logique de prototype. Le péril aujourd’hui, c’est comment continuer à avoir des acteurs indépendants forts qui développent avec des cinéastes des projets ambitieux ayant de bonnes chances de séduire le marché in fine, mais avec de vraies prises de risque créatives. Là, les conditions ne sont pas remplies et le marché est très compliqué. Même si cela va un peu mieux depuis quelques semaines, il y a une vraie fragilité de fréquentation en salles, en particulier pour les films indépendants. Les distributeurs indépendants sont très fragilisés alors que plus que jamais on a besoin de leur savoir-faire pour continuer à prescrire de la diversité dans l’ensemble de nos salles, mais aussi sur les plateformes et les chaînes de télévision. Pour cela, on a besoin de distributeurs et de producteurs indépendants très forts. Le portage politique sur nos sujets a été excellent, et il faut remercier le gouvernement et le CNC pour leur soutien pendant la crise afin de permettre aux sociétés de production et de distribution de rester au-dessus de la ligne de flottaison en termes de trésorerie, mais cette logique de court terme ne peut pas se substituer à une vision un peu prospective : si on continue comme cela, quelle va être la réalité du marché et de la création indépendante dans les cinq ou dix ans qui viennent ? Et en fonction du constat qu’on tire de cette future réalité, quels sont les éléments de régulation qu’on met en place pour corriger un peu la réalité de marché et pour permettre à la France de continuer à être le fleuron de la diversité culturelle ?

Quand j’entends en ce moment parler de cinéma, je suis pétrifié car j’entends des termes comme "préservation", "conservation", "protection", "garantie". À L’ARP, nous sommes évidemment de farouches défenseurs du cinéma car nous pensons qu’il y a un enjeu civilisationnel de préservation de la diversité culturelle et que le cinéma y joue pleinement son rôle, parce que c’est un enjeu économique et que le cinéma crée de la valeur dans nos territoires et à l’international parce qu’il s’exporte, crée de la valeur parce que des sociétés continuent à naître notamment grâce aux fonds de la Bpi (Banque publique d’investissement) qui capitalise sur la force du cinéma. Il y a une valeur économique et industrielle, une valeur culturelle et évidemment une valeur sociale car le cinéma est un vecteur de lien social grâce à notre réseau de salles notamment. Donc il faut se poser la question de savoir comment on permet au cinéma de continuer à être perçu comme un atout, un actif positif. Les plateformes développent énormément de séries et c’est aussi un pan de notre industrie qui crée beaucoup de valeur, mais le cinéma reste et va rester, on le voit d’ailleurs dans la stratégie des plateformes, une offre alternative, complémentaire aux séries, qu’il ne faut pas négliger et dans lequel la France est leader. On ne peut pas et on ne doit pas être dans une logique purement défensive et négative. Il y a des points sur lesquels on attend une protection de l’État, notamment sur la préservation des actifs stratégiques à l’échelle européenne pour éviter que notre réseau de salles ou nos catalogues ne soient rachetés par des Chinois ou des Américains, et car nous avons besoin d’un CNC fort qui nous protège à court terme pour que nos sociétés indépendantes ne soient pas en danger de trésorerie à court terme et qu’elles puissent survivre à cette période de transition. Mais à côté de cela, il faut qu’on soit en mesure de dire que dans cinq ou dix ans le cinéma sera au cœur de notre stratégie en termes d’industries culturelles et créatives, que la Bpi continuera à soutenir des projets qui mettent le cinéma au cœur de leurs modèles, qu’on va continuer à avoir un cinéma qui crée de la valeur dans nos territoires et qui soit au cœur de notre projet de politique culturelle. A côté de postures défensives légitimes, il faut aussi être en mesure d’affirmer cela de la manière la plus positive et offensive possible.

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